Chapitre 9 : Espiritu santo

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Chapitre 9 : Espiritu santo

« Ce matin, l'idée m'est venu pour la première fois que mon corps,

ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme,

n'est qu'un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien

SITIV

Tous corrompus. Ou tous abusés. A la capitale, on ne peut plus se fier à personne. Apatê a pris le pouvoir. Là-bas, au loin, je vois cette ville qui rayonne. Les toits rouges et ocres forment une couverture chaleureuse au-dessus des maisons. Peu de jardins, mais des rues par centaines, irrégulières et pavées de pierres rondes et lisses couleur brique. Ici et là, sous les rayons du soleil scintillent quelques améthystes ancrées dans le sol. Au centre de la ville, entouré d'une muraille luxueuse, le siège d'Apatê se pavane. Le bâtiment, reconstruit depuis peu, étale ses richesses, à la hauteur des ambitions de sa nouvelle dirigeante. Distancées par une révolte trop lointaine, les valeurs de l'altruisme et de l'honnêteté se sont affaiblies jusqu'à disparaître. Demeure chez les habitants une certaine sagesse sans doute, mais dépourvue de courage. Ils se balancent sur un fil, manquant de peu de basculer dans la passivité voire dans la lâcheté. Ils se défendent de toute frilosité en arguant leur prudence. Mais pour nous, jeunes gens qui avons connu des choses bien différentes, ces beaux discours sonnent plus creux qu'une cloche sans battant.

A quelques kilomètres à l'Est se trouve notre abri. Nous avons trouvé asile chez une femme des plus originales. Elle vit à l'écart de la ville et du village car ses excentricités surprennent les gens autant qu'elles les inquiètent. La femme aime jouer de cette réputation au point de lancer ses propres rumeurs à base de magie et de sorcellerie. En réalité, elle connait parfaitement les plantes et leurs vertus ce qui lui confère des talents de soigneuse hors pair. Elle demeure en autarcie, cultive son propre potager, recycle l'eau des pluies ou la puise directement à la rivière qui longeait sa maison. Elle est passionnée par l'extraordinaire. Autant dire que l'arrivée de notre petit groupe aux pouvoirs magiques l'a aussitôt plongée dans une euphorie communicative. Nous n'avons eu qu'à nous présenter pour qu'elle nous offre l'hospitalité. Nous profitons ainsi autant de sa générosité que de la sécurité de l'isolement. Quant à notre hôte, elle se nourrit de nos récits et de nos dons. Elle nous pousse à les utiliser autant que possible, prétendant que nous ne devons surtout pas perdre la main, alors qu'elle s'amuse à nous regarder comme une enfant dans les gradins d'un cirque, bouche ouverte et papillons dans les yeux. Nous acceptons pour lui faire plaisir.

Nous voici rentrés avec Ambroise d'une escapade. Il ouvre la porte. Une odeur d'encens s'échappe de la maison. J'attrape sa main pour l'obliger à se retourner. Il est frappé par le paysage qui s'étend sous ses yeux. Plein Ouest, le soleil se range derrière les collines qui séparent la plaine et la Capitale. Sa rondeur rougeoyante expulse en éventail des traits roses et dorés. Le ciel bleu se fonce à l'horizon tandis que les nuages les plus proches prennent l'apparence des barbes à papa de fêtes foraines. Çà et là, quelques lignes vertes même, presque fluorescentes, soulignent les rayures fushia. Des volutes parme aèrent l'ensemble comme l'eau claire fait respirer l'aquarelle. Bientôt le soleil disparait tout à fait et le rose se mêle à l'indigo. Les nuances se succèdent du prune au marine jusqu'à ce que les premières étoiles apparaissent.

Ambroise m'adresse un sourire. En tant qu'hyperesthésique, j'ai un don pour déceler les grands moments. Nous rentrons dans la maison.

Le salon est déjà encombré de couvertures et d'oreillers sur les tapis fantaisie qui nous servent de lits. Comme chaque soir, Mme Bianco a préparé notre nid. La petite femme s'affaire en cuisine. A l'odeur, j'identifie une soupe de courge et de châtaignes et de l'agneau au romarin. J'en salive par avance. La table est déjà dressée. Nous prenons possession du canapé et du fauteuil au salon, rejoignant Opale et Tribu. Notre hôte coupe le feu sous ses marmites et vient nous rejoindre. Elle ouvre la petite boîte sur le guéridon et en tire une cigarette irrégulière. De ses yeux pétillants, elle appelle Tribu. Amusé, il allume le papier du bout des doigts. Mme Bianco aspire un grand coup. Les braises palpitent. Mes narines aussi. Ce n'est pas du tabac. Notre hôte plaide coupable. Pour se faire pardonner, elle allume un nouveau bâton d'encens qu'elle place sur la table basse. C'est une petite table de bois clair sans vernis, sculpté cependant à la mode orientale. Elle est placée sur un tapis épais riche en ornements. Les fauteuils et le canapé jurent avec l'ensemble, dans un style plus courtois et royaliste que sultanesque. Ils sont encadrés de dorures. L'assise et le dossier se composent de coussins rembourrés et brodés à motifs floraux. Dans la cuisine, la grande table de bois sombre est encerclée par des chaises du même bois, aux coussins de velours côtelé rouge. Voilages roses et oranges superposés aux fenêtres, tapisserie vert tendre aux fleurs roses et jaunes sur les murs, lustre de cristal soutenant des bougies parfumées au plafond complètent le tableau dans une cacophonie hippie hétéroclite. Le tout correspond parfaitement à la propriétaire. Mme Bianco est une petite dame d'une soixantaine d'années aux cheveux roux et frisés, lunettes rondes sur le bout du nez, toujours affublée des mêmes boucles d'oreilles - de gros anneaux d'or façon voyante de caravane – et d'un foulard aux teintes variables dans sa crinière libérée. Ses vêtements sont souvent cousus de toile et de lin, parfois même de chanvre, qu'elle cultive elle-même dans le champ voisin, et conçus par elle également. Elle sent toujours les plantes et les huiles essentielles. Elle est amusante.

Les Guerriers des limbesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant