L'aveu

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Une fois à la maison, je me dirigeai par réflexe dans son bureau, mais il n'y était pas. Puis je l'entendis pleurer dans la chambre de Yannis. À ce moment, la peur m'envahit, et un frisson me traversa. Il était assis là sur la chaise de bureau de notre petit garçon, des photos de lui dans une main et un verre de scotch devant lui. Il avait l'air épuisé, perdu dans ses pensées.

- J'avais quinze ans, elle en avait dix-huit...
- Pardon ? De qui parles-tu, mon chéri ? Écoute, tu es trop fatigué et encore sous le choc. Il faut que tu te reposes, que tu essaies de dor...
- Cesse de faire ça, Amélia ! Cesse de t'inquiéter pour les gens ! C'est énervant ! N'as-tu jamais eu envie de ne te soucier que de toi ? Tu devrais, si non ! Et je vais te l'apprendre aujourd'hui, alors tu vas oublier mes larmes et me laisser te parler de Marnie ! Sur ce coup tu auras le droit de te montrer égoïste, tu vas voir.

   Ronn me criait dessus, il devenait hystérique et me faisait peur, alors je m'arrangerai à retenir mes larmes, pris le siège qu'il me montrait face à lui et ne dis plus un mot, tétanisée. Il me regarda un instant et baissa la tête sur son verre un sourire au coin de ses lèvres puis reprit :

   - Elle avait dix-huit ans, et moi j'en avais quinze.  Elle avait les cheveux foncés et une... Une petite bouche à tomber. Nous nous sommes rencontrés à une soirée de lycée par le biais d'un ami commun. Elle était grande, drôle, sûre d'elle... Elle était dans tous mes rêves. Les choses se sont enchaînées très vite, et puis, dans le secret absolu, sans que personne ne soupçonne rien, nous nous sommes mis ensemble. On aurait dit qu'être avec elle était la raison pour laquelle  j'existais, que toute mon existence avait pour but de me ramener à elle.
   Dans l'amour, nous avons conçu, et dans la douleur je l'ai perdue. Ses parents ne voulaient pas d'un enfant pour leur fille, et un enfant, c'est tout ce que j'étais. C'étaient des gens puissants qui auraient pu avoir n'importe quelle tête dans un plateau d'argent d'un simple haussement de sourcil. Elle m'avait dit qu'ils comptaient placer notre fille sous X après sa naissance, mais cette idée ne m'arrangeait pas le moins du monde. J'ai essayé de me faire entendre, de revendiquer mes droits de père, mais je n'ai eu droit en retour qu'à des menaces, et qui étais-je ? Qu'était un orphelin à peine adolescent  face à ces deux  géants ? Je me fis donc une raison et me jurai de retrouver un jour ma fille, peu importe le temps que ça prendrait. Et pour ça, il fallait qu'ils me croient mort, car je me doutais bien qu'ils ne me rendraient pas la tâche facile. Alors Richard J. Snow devint Ronn Frost et s'installa dans un autre pays pour repartir à zéro. Je m'appliquais à compter les  années, les mois, les semaines, les jours, les heures, minutes, secondes et tierces qui me séparaient du du grand jour, et elle, elle m'écrivait dès qu'elle pouvait pour me rassurer autant que possible. Elle me donnait des nouvelles, me parlait de notre bébé, de notre fille et du temps qui nous séparait de son arrivée, de la taille qu'elle gagnait, des coups qu'elle donnait, de l'amour qu'elle me portait...
  Le temps passait et la savoir toujours à mes côtés me rassurait. Puis un jour... puis un jour plus de nouvelle, aucune. Et puis un autre jour une lettre, celle que tu as découverte dans mes affaires. C'était la dernière. Plus de nouvelle après ça, aucune. J'ai essayé de me rapprocher de ses amis par tous les moyens possibles, mais Sofie faisait partie d'une sphère que peu de personnes pouvaient se vanter d'avoir le prestige de fréquenter. Notre ami commun, celui grâce à qui je l'avais rencontrée était le seul à part elle à savoir ce que j'étais devenu, et c'est lui qui m'informa plus tard que Sofie était morte en donnant la vie à notre bébé, mais que la petite était bien portante et entourée d'une famille aimante. Il me remit quelques photos d'elle, trois pour être précis, et une de Sofie pour que je puisse toujours l'avoir auprès de moi. Cette nouvelle m'anéantit, j'eus l'impression qu'elle m'avait laissé tomber. J'entrai donc en dépression pendant un long moment, me mis à l'alcool, à la cigarette et à tout ce qui pouvait me faire oublier l'espace d'un instant que j'avais tout perdu. Dix années passèrent avant que je ne me décide enfin à me remettre de tout ça, et grâce au soutien de cet ami qui était devenu tout pour moi, je me trouvai un emploi, un appartement convenable et une vie digne. Et cinq ans plus tard, quand je te rencontrais, il quittait le pays pour pousser plus loin ses études. Cet ami c'est Arthur, Arthur Lambert.
    Arthur est revenu au pays il y a trois ans, marié et père d'un garçon du même âge que notre Jacob. Il est très ami avec Rebecca et de plus, ils suivent les mêmes cours à la faculté. C'est donc ce fameux jour où elle est allée terminer ce travail d'école à rendre après leur congé chez un ami qui n'était nul autre que le fils de Arthur qu'il découvrit que Rebecca était notre fille. Nous nous sommes revus et je lui ai tout raconté et il a menacé de tout te dire si je n'en prenais pas moi-même l'engagement. Il m'a laissé un délai que je n'ai pas respecté, alors il a décidé de prendre les choses en main avec la complicité de Marc, l'un des oncles adoptifs de Marnie, plus précisément le frère de sa mère adoptive.
   J'ai donc décidé de tout t'avouer, mais après le gala d'aujourd'hui pour ne pas te gâcher ta soirée, mais apparemment, Arthur et Marc avaient décidé d'appuyer sur le champignon et de profiter de cette soirée pour tout te déballer. J'ai tout de suite reconnu Marc lorsqu'il s'est approché de toi pour t'inviter à danser, et sa présence a eu sur moi l'effet d'une bombe. J'avais peur, Amélia. Peur qu'il te dise tout et que tu cesses de m'aimer... Je t'aime, Amélia. Tu es tout ce que j'ai, et par ton moyen j'ai eu tous ceux que j'aime. J'ai eu tellement peur que tu ne veuilles plus de moi...
   - Mais non, mon chéri ! Tu aurais dû m'en parler plus tôt ! Rien de tout ce qui est arrivé n'est de ta faute ! Écoute...
   - Laisse-moi finir, s'il te plaît.
     Reprit-il en essuyant du revers de sa main une larme ruisselant le long de sa joue.
      Que l'orchestre ait choisi cette valse n'est pas le fait du hasard. Elle était destinée à m'interpeller. Cette valse est celle sur laquelle j'ai dansé avec Sofie le soir de notre rencontre. Je l'appelais " La valse qui a changé ma vie "...     
  Pendant que j'essayais de garder mon sang froid, j'ai vu Jacob sortir précipitamment de la salle, son petit frère à sa suite, et ai donc décidé de les suivre, inquiet. Une fois sur le pas de la porte, je l'ai arrêté pour lui demander où il comptait se rendre à pareille heure, profitant pour lui passer un savon beaucoup plus destiné à me calmer qu'à réellement le blâmer. Le regard que Jacob a alors posé sur moi m'a fait comprendre qu'il avait découvert des choses. J'ai essayé de lui expliquer, mais il s'en est allé, Yannis toujours à sa suite. Dans l'angoisse, j'ai donc pris le volant pour me lancer à sa poursuite et essayer de savoir ce qu'il savait déjà. Il roulait à vive allure, et ce qu'il m'avait dit quelques minutes plus tôt en réponse à la question de savoir où il se rendait me trottait dans la tête :  "Vers la confirmation du fait que tu n'es qu'un menteur. Je n'arrive pas à croire que tu nous as fait ça. Mais c'est bientôt fini heureusement ." Il roulait de plus en plus vite, essayant de me semer. Tellement vite qu'il grillait tous les feux sur la route... Et le dernier a été l'ultime. J'ai vu un camion lui rentrer dedans, impuissant. Je me suis précipité hors de la voiture, j'ai voulu leur porter secours, mais je fus comme paralysé une fois devant cette voiture qui ressemblait maintenant à une feuille de papier froissée trop fort. Puis les urgences t'ont appelée, tandis que je vivais la scène en spectateur.
  J'ai vu nos enfants mourir, Amélia. Je pense... Je pense même que tout est de ma faute... J'ai... J'ai tué nos enfants, ma chérie. Alors tu as le droit de m'en vouloir.
  - Et Marnie ?
   C'est tout ce que je trouvai à lui demander après tout ce qu'il venait de me raconter.
   Où est cette Marnie pour qui mes enfants ont payé le prix fort ?
  - J'en reviens à elle...
    J'ai effectivement retrouvé la trace de Marnie, mais j'ai préféré garder le silence, par amour pour toi. Je l'ai retrouvée à un moment où je ne pouvais plus faire marche arrière. Notre couple n'aurait pas tenu le coup... Et moi je n'aurais pas pu survivre à ce nouveau coup de la vie. Alors je me suis tû. J'ai décidé de garder le secret.
  - Je t'aime, Ronn. Tu crois vraiment qu'une fille qui n'a rien fait pour mériter de vivre loin de ses parents aurait pu changer quelque chose à ce que je ressens pour toi ? Crois-tu réellement que j'aurais pu te laisser tomber pour si peu ?
   - Non...
  - Alors quoi ?
   - Je sais que savoir que j'ai eu une fille n'aurait rien changé... mais de savoir qui est cette fille aurait annulé toutes les chances que tu veuilles encore de moi dans ta vie.
   - Co... Comment ça ?
   - J'en viens... J'ai découvert que Marnie avait été adoptée par un couple bien situé qui avait des difficultés à avoir un enfant, mais plus tard, ses parents adoptifs se sont séparés, et son père s'est enfui avec elle, laissant sa mère sans nouvelles. Pour s'assurer qu'elle disparaisse complètement de la circulation, il décida donc, alors qu'elle n'avait que trois ans qu'elle ne s'appelerait plus Marnie. Ce fût la deuxième fois que son nom fût changé.
   Quelques temps après, lorsqu'il apprit que la maman adoptive de la petite était morte, la seule personne avec qui il se concerta fût le notaire de la famille Bellemare, pour s'assurer que les biens qu'elle lui laissa lui reviendraient un jour, même si pour la circonstance il fallait justifier son changement d'identité, ce qu'il réussit à gérer avec succès avant de quitter ce monde. Il a été un père formidable pour ma fille, et je lui en serai éternellement reconnaissant. Il a pris soin d'elle et a fait d'elle une femme, et c'est grâce à lui que je sais ce qu'elle est devenue aujourd'hui.
   - Et... Qu'est-elle devenue ?
   - Une épouse dévouée, une mère aimante, une travailleuse passionnée.
    - Tu crois qu... Que c'est possible que tu m'accordes de la voir ?
  - Jusqu'à hier encore, je croyais que non. Mais là maintenant je veux bien. Tu te sens prête ?
  - Maintenant ?
   - Oui, maintenant. Elle est dans la maison et n'attend que toi.

   Il se leva de la chaise, un foulard à la main.

   - Fais-moi confiance, laisse-moi te bander les yeux avant de te mener à elle.
  - D'accord !

    J'étais prête à tout pour élucider tous ces mystères et découvrir enfin qui était cette fille. J'allais enfin savoir qui était la fille de mon mari. Ça me touchait qu'elle ait fait le premier pas. Au fond de moi, j'étais à la fois excitée à l'idée de savoir enfin à quoi elle ressemblait et inquiète de son attitude à mon égard. Et avant que je n'aie eu le temps de déstresser :

   - Tu peux retirer ton foulard, nous y sommes.
    - Sûr ? Je peux vraiment ?
    - Oui vas-y, c'est comme tu le sens. 

    Spontanément donc et dans la précipitation, je fis tomber ce foulard pour enfin découvrir le sujet de tous ces mystères, et je découvris face à moi un miroir de la taille d'une porte qui trônait dans la pièce.

   
   - Amélia, je te présente Marnie, avec toutes mes excuses.

    À ces mots, je ne sus trop quoi faire. Je me mis à rire à gorge déployée parce que ça devenait de plus en plus pathétique. Tellement pathétique que ça frôlait l'ironie. Toujours face à mon reflet dans cette glace, je lui demandai à nouveau de façon très calme pour être sûre d'avoir bien compris.

   - Que dis-tu là, Ronn ? J'ai peur d'avoir mal compris.
   - Tu es ma fille, Amélia. Mon sang. Je suis désolé pour tout. Je n'ai pas trouvé la force de te le dire plus tôt, parce que je ne l'ai pas découvert à temps. Je te jure qu'au début je ne savais absolument rien. Je l'ai découvert lorsque nous avons eu Rebecca. Il était trop tard, ma chérie. Trop tard pour quoique ce soit, alors je me suis tû, parce que je ne voulais pas détruire tout ça et parce que je t'aime, et parce que de toutes les façons cela ne servait plus à rien. Je ne voulais pas que nos enfants subissent tout ce que tu as subi. J'avais peur de perdre à nouveau tous ceux que j'aime.
- Mais... Mais c'est impossible ! J'ai la peau noire et toi tu es... blanc... Papa avait la peau noire... Je sais que Maman était blanche mais...
  - Nihassah...
   - Pardon ?
    - Nihassah... C'est le prénom que ta mère t'avait donné à ta naissance. Ça signifie princesse noire. Ta mère était africaine. Mais ta famille d'accueil a trouvé que Marnie était beaucoup plus simple et joli, et qu'en plus ça te faciliterait sûrement la tâche à l'école.
   Voilà, tu sais tout, Amélia. Je ne me sentais pas capable d'affronter tout ça. Je ne me sentais pas capable de gérer les enfants, de leur expliquer qu'ils auraient dû être mes petits-enfants, mais qu'ils sont de moi. Je n'aurais jamais supporté que ta carrière souffre de ce scandale. Tu connais les médias, ils n'auraient fait qu'une bouchée de toi... Je ne veux pas que tu me pardonnes, je veux juste que tu aies tous les faits, les réponses à toutes les questions que tu pourrais te poser... Et maintenant que je t'ai tout dit, j'espère que tu trouveras la force de te reconstruire, pour les enfants.

    Après ces mots, un bruit assourdissant me força soudain à me retourner. Un bruit comme je n'en avais jamais entendu auparavant. C'était le bruit produit par un coup de feu. Ronn venait de se donner la mort dans mon dos. Il venait de se loger une balle dans la tête sans que je ne le voie venir. Sa tête baignait à présent dans son sang, tandis que moi je sentais que je commençais à perdre la mienne. Ensuite de là à mon réveil ici, je ne me rappelle de rien.

NihassahOù les histoires vivent. Découvrez maintenant