Gabriel, il était dans ma classe.
Pas spécialement un ami je dois dire. Juste là, assis deux rangs et demi derrière moi, en français (les rangs sont toujours tout de travers en Français).
C'était celui qui avait des lunettes noires, plus l'ami d'untel qu'untel en lui même. Il ne m'avait jamais parlé, et ce n'était pas plus mal.

Depuis que j'ai six ans, je m'amuse à désigner une personne dans la classe au début de l'année, une seule, à qui je ne parlerais pas. Je pars du principe qu'une classe ça forme toujours un cercle, un cercle d'affinités, et que celui qui est à l'autre bout, ne me parlera jamais. Trop loin de moi.
Un pi radiant, c'est bien trop loin. Et d'ailleurs jusqu'ici, ce théorème avait toujours fonctionné.
Et cette année là, j'avais choisi Gabriel.
Déjà, il était trop voyant. Et puis, sa carrure m'impressionnait un peu, voire beaucoup. Pas le genre de garçon que je fréquente à l'extérieur. J'étais plutôt du genre discret, avec des amis discrets. Petits, simples, banaux. Discrets.

Mais visiblement, l'univers en avait décidé autrement.

Et c'est ainsi qu'en ce jour de décembre, j'ai été dans la fâcheuse -que dis-je !- l'atroce, l'abominable situation de me retrouver à faire maladroitement tomber, mon stylo par terre. J'ai alors tenté de vite vite le ramasser et c'est alors que je l'ai rencontrée. Sa main.
J'ai arraché mon stylo de ses doigts, et, rouge de honte, j'ai marmonné un malheureux « merci ».
J'ai regardé rien qu'un instant, ses yeux. Ils étaient bleus. C'était... plutôt joli. Non non. Stop stop calme pas de dispersion. Pas de dispersion.

Les nombres m'avaient toujours permis d'oublier que la terre tourne, paradoxalement. Le temps, la mort, la tristesse, la fin de tout.

C'est sans doute pour ça que j'aime les sciences. On prétend s'intéresser au monde mais ce n'est que pour mieux le fuir. Ça fait moins mal.

Même si, je me doute qu'on continuera de dire le contraire, ce sont les livres qui font regarder les choses en face. C'est dans le français qu'on ose regarder la nature dans les yeux et soutenir son regard. Mais ce regard vous savez, est la chose la plus terrifiante que je n'ai jamais vue.
Alors je me plonge dans les nombres. C'est mieux de regarder ses pieds, à la Vie. C'est moins impressionnant. Comme regarder les pieds de Gabriel.

Pourtant, j'ai gardé l'heure suivante les yeux rivés sur mes doigts, et rien, pas même les équations, pas même les chaussures de Gabriel ne pouvait me faire oublier son regard bleu. Je voulais fuir, m'éloigner de ces tambours horribles qui faisait saigner mes tympans, mais j'avais beau courir, courir, rien. Impossible d'oublier. Ni son regard, ni le fait que sûrement, il y avait là encore un petit bout de lui sur mes doigts. Là.

Il suffisait de le trouver.

Les Hommes sont des menteursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant