Depuis ce mardi là, je fais toujours exprès de traîner devant le lycée aux récréations.
Mais ce n'est pas ce que vous croyez.
C'est juste que voilà, ce jour là j'ai découvert à quel point... elle était belle la route goudronnée devant le lycée. Ça sent les poubelles, la drogue, la pollution, tout est gris et vert fané, on ne peut pas s'entendre parler avec les motos qui pétaradent...
C'est plutôt pas mal non vous ne trouvez pas ? Moi, j'aime bien.
Parce que c'est le seul endroit où Gabriel me parle. Le seul endroit où il est seul. On est seul à deux.

- Non. Je n'ai jamais embrassé personne. Jamais.
Inutile de préciser qui a posé la question et qui a répondu.
- Et toi ?
- Une fille ouais, une fois. Mais bon. Ça s'est trop mal fini. Pas un très bon souvenir.
- Ah.
J'avais envie de lui poser un million de questions sur cette fille, qui quoi comment où pourquoi comment combien de temps.
On dirait les questionnaires dans les compréhensions orales d'anglais.

Mais du coup à la place, j'ai dit ah. C'est un bon substantif je trouve.

Pourtant, je pourrais lui servir un gratin de questions pénibles et indiscrètes. On est quand même passé par les questions les plus impersonnelles de la météo, des cours, des profs, du sport, de la musique, des soirées, pour aujourd'hui parler de philosophie, d'expériences, d'amour.
C'était peut-être moi, mais j'avais l'impression — enfin, c'est ridicule — que ces mots ont fait battre nos cœurs un peu plus en chœur. C'est absurde bien sûr, mais je ne sais pas... Ce sentiment de familiarité, ce petit pétillement à l'approche de nos rendez-vous, ce léger frémissement à son approche, cette manie de le chercher sans cesse des yeux dans la cour... Je dis sûrement n'importe quoi, mais c'est sûrement, enfin peut-être... de l'amitié, non ?

On entend des échos de sonnerie dans le lycée. Normalement, c'est toujours le moment où on s'en va. C'est toujours lui qui la dit, sa petite phrase, cette même petite phrase, « bon c'est pas tout mais faut que je rentre. » et alors je lui réponds « ouais, moi aussi». Et alors on part. C'est toujours comme ça. Sans rien dire de plus, et surtout, surtout sans se toucher.
Mais aujourd'hui il ne dit rien.

Allez allez allez Gabriel dis cette phrase mince dis la allez allez allez quoi c'est super gênant là

Il réfléchit un instant et lance une phrase
en
l'air.
Je la regarde planer là un instant. Elle vient petit à petit jusqu'à moi, mais non non je ne veux pas répondre. Non non laissez cette phrase en suspens, là, devant le lycée, comme ça tout le monde pourra profiter de ce phénomène fantastique. Ils vont pouvoir faire un musée autour, avec plein de petites notes explicatives « sortilège prononcé par Gabriel S. le 17 janvier, phrase restée en l'air durant l'éternité car refusée par son destinataire, celui ci ayant préféré lui rendre son titre de bien commun de l'humanité, cette phrase ayant été classée dans le patrimoine mondial de l'UNESCO. »

Mais malheureusement, les choses les plus belles ne sont pas toujours les plus intelligentes, et la phrase a malencontreusement oublié d'envisager que grâce à elle on aurait pu faire un superbe musée et peut-être même
fermer le lycée.

Dommage.
Et puis du coup elle s'est amusée à résonner en moi.
Ça te dit de passer un coup chez moi ?

J'ai dû mal entendre.
Il a dû mal articuler.
Quel dommage pour le monde de l'art de perdre une telle œuvre !

Je n'ai rien répondu.

Et il a dû prendre ça pour un oui.

Les Hommes sont des menteursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant