La fuite

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Vous imaginez bien qu'après un tel événement, il n'est pas bon de s'éterniser. Mais il ne faut pas se précipiter non plus sinon vous êtes suspecté immédiatement. Il faut avoir l'art et la manière de disparaître de la circulation sans faire de vagues. Et de cet art, mes parents étaient les maîtres. 

La situation était plutôt simple puisque cet homme n'avait ni femme ni enfant. Une chance. Personne ne donnerait l'alerte avant un bon bout de temps. Maintenant il fallait se faire oublier petit à petit. Se montrer de moins en moins en ville pendant quelques jours puis disparaître complètement des lieux publics. Ensuite faire quelques repérages pour la destination de sa fuite. Enfin, partir dans le courant de la nuit, sans bruits et marcher jusqu'au point de rendez-vous avec Monsieur Jean, le plus vieil ami de mon père qui nous conduira jusqu'à notre nouveau gîte. 

Notre disparition de la circulation s'est faite sans accrocs. Ainsi donc, on quitta notre masure de la banlieue de Lyon dans la nuit du 12 au 13 décembre 1960. Je ne sais plus combien de temps on a marché. Je sais juste qu'il faisait froid. Très froid. Monsieur Jean nous a récupérés sur les bords d'un chemin et on a roulé longtemps. Très longtemps. Trop longtemps. Mais qu'est-ce qu'il faisait cet imbécile à rouler autant. Je savais que l'on devait partir loin mais tout de même ! J'avais plus l'impression de tourner en rond qu'autre chose. C'est en entendant les sirènes et en voyant les lumières de Lyon que je compris. Ce salaud nous avait vendus. Mon père restait tétanisé par la surprise de cette trahison. Son meilleur ami l'avait vendu. Je fut la première à réagir et banda les yeux de Monsieur Jean de mes mains. Il freina tout en donnant un violent coup de volant. La voiture s'arrêta et on descendit tous les cinq. On se mit à courir. Vite. Encore plus vite. Pan. Pan. Pan. Les balles sifflaient. Le bruit sourd d'un corps qui tombe. Ma mère. Pan. Un autre. Mon père. Puis des bruits de pas qui se rapprochent. Quelqu'un qui court derrière moi et mes frères, et qui semble bien nous rattraper. Je sens une main attraper mon épaule et me retenir en arrière. Je tombe et vois deux autres hommes empoigner mes deux frères et les plaquer au sol. Menottés et sonnés, on nous ramène vers la route où les voitures de police nous attendent.  

En faisant marche arrière, nous sommes repassés devant les corps de nos parents. Encore une fois, j'ai sondé mon esprit pour décrypter ce que je ressentais. Encore une fois rien. Absolument rien. Mais allez Catheline, fais un effort, tu devrais être triste. Mais non. Juste une forte impression de vide. C'est tout. Le visage de ma mère était marqué par la peur et celui de mon père par la résignation. 

Pendant que je m'interrogeais en silence sur mon état d'esprit, mes deux frères s'échangèrent un regard et se jetèrent sur le corps de nos parents en hurlant et pleurant. Je les regardais faire sans bouger, sans sourciller. Mais qu'est-ce qu'il leur arrive ? Pourquoi tant d'exubérance ? Puis d'un coup ils se turent et on les releva de force. On nous fit monter dans les voitures de police et mes frères ne dirent plus rien jusqu'au poste. 

"Si on t'interroge, j'ai tué cet homme Cat. Tu as compris ? Je l'ai tué." 

Ces derniers mots de mon père résonnaient dans ma tête. Arrivés au poste, on nous interrogea séparément. J'ai donc donné la version préconisée par mon père : L'homme était arrivé tard dans la nuit. Nous avait agressé. Mon père était rentré à l'improviste et avait abattu l'homme. Le corps était dans la rivière avec le fusil. Mes frères ne dirent absolument rien. Je faisais totalement confiance aux dispositions qu'avait prises mon père au sujet de Mr Jean. Il confirma ma version des faits. 

Je me demandais tout de même pourquoi mon père n'avait pas donné la vraie version à son meilleur ami. Il lui faisait totalement confiance pourtant. Ou alors, Mr Jean ne voulait pas que des enfants payent les erreurs de leur père... malvenu d'un maître de la contre-façon qui a préféré laisser sa femme et ses enfants pour suivre son ami dans des arnaques en tout genre. 

Maintenant il y avait deux possibilités : le foyer ou le placement chez des membres de la famille. Pourvu que ce soit le foyer. Mon dieu faites que ce soit le foyer. S'il vous plaît, le foyer... 

"Votre grand-père va venir vous chercher. Restez là et ne touchez à rien."

Mes frères étaient toujours muets et leurs yeux étaient perdus dans le vide. On allait être placé chez nos grands-parents. Ces grands êtres austères et pleins de fric avec leurs manières et leurs habitudes. Chez ma grand-mère, celle qui a toujours méprisé notre confort et qui cherchait uniquement à nous récupérer tous les trois. Mon grand-père, celui qui a complètement rejeté son fils quand il a choisi d'épouser ma mère et non pas une fille de riche famille.  

Je m'agenouillai devant mes frères et leur murmurai :

"Ecoutez moi bien les garçons. On va complètement changer de vie. Ça va nous faire bizarre d'accord mais il faut s'adapter. Je vais trouver un moyen de nous sortir de là."

Je ne croyais pas vraiment à ce que je disais. Mais l'espoir fait vivre. Je vais vous épargner notre longue attente puis la longue route silencieuse avec notre grand-père jusqu'à leur pavillon dans le riche 16ème arrondissement de Paris. Je veux seulement vous expliquer le mutisme de mes frères, car c'est pendant ce trajet que je compris leur réaction puis leur silence face à la mort de nos parents. Je vis mes frères, l'un après l'autre, amener leurs mains à leur bouche et tousser sèchement. Puis ils fermèrent leurs poings et plongèrent leurs mains dans leurs poches. Mon regard s'illumina de fierté. Ils étaient malins, très malins. Ils avaient récupéré pendant leur grande démonstration de douleur la chevalière de mon père, les deux vieilles bagues de ma mère et les deux colliers qu'on leur avait offerts après les avoir dérobés pendant un marché à Lyon. Ils les avaient ensuite fourrés dans leur bouche pour qu'ils échappent à la fouille policière et venaient de les recracher. Mais mon regard fût attiré par les lumières de la capitale qui brillaient au loin. Notre vie allait basculer. Peut-être serait-ce profitable. Espérons le.

The Killer QueenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant