Le bracelet de Perrine au poignet, Yvan sillonnait la cour du Lycée à sa recherche. Bientôt deux mois qu'il ne le quittait plus, tout autant qu'il ne parvenait pas à échapper à l'attirance physique qu'il éprouvait pour Sarah. Laquelle, loin d'en être victime, en jouait. « Toujours pendue à ton bras, ta jolie pucelle ! Mon pauvre, si son bracelet avait des yeux, je ne donnerais pas cher de ta peau ! » Lui avait-elle dit un jour. Il l'avait alors fusillée du regard. « Contente-toi de la place que je te donne et reste discrète, c'est tout ce que je te demande. » avait-il répondu. Elle avait haussé les épaules et ajouté : « Je ne vois vraiment pas ce que tu trouves à cette petite niaise ! » Il avait souri, « Sarah serait-elle jalouse ? Ça n'allait pas lui faciliter la vie ! » Conscient du danger que pouvait représenter une maîtresse jalouse, il s'était calmé en la prenant dans ses bras. Aussitôt, elle n'avait plus dit un mot et lui, avait eu ce qu'il voulait. Avec Sarah, tout était tellement plus simple ! Pourtant c'était bien de Perrine dont il était amoureux...
La reprise des cours avait eu lieu quelques semaines auparavant sous un véritable déluge. Depuis, le ciel n'avait guère repris de couleurs, virant du blanc opaque à l'anthracite, en passant par un dégradé de gris. Perrine se demandait si c'était à cause de ce temps maussade qu'elle avait l'impression de s'enliser dans la guimauve. La classe de troisième avait beau être, d'après ce qu'on disait, une réplique un peu plus poussée de la quatrième, les mathématiques ne lui rappelaient pas grand-chose. Yvan, en revanche, stimulé par une vie sociale, sentimentale et il faut le dire, sexuelle aussi, très riches, menait sa scolarité comme le reste, de front. C'est en discutant un soir au sortir du lycée qu'il avait alors proposé à Perrine de l'aider. Laquelle avait accepté, espérant ainsi retrouver un peu de leur complicité. Leur relation n'évolua malheureusement pas. Yvan resta concentré sur les maths et Perrine abandonna l'idée de le dérider après quelques tentatives infructueuses. La seule question qu'elle se posait et qui aurait pu la rassurer était de savoir s'il l'aurait fait pour une autre, ou non.
***
Nichée sous l'auvent surplombé de l'enseigne, Perrine attendait devant chez ARCHIMEDE que Sofia, qui avait repris le travail depuis quelques semaines, sorte de l'entreprise pour faire le chemin du retour en sa compagnie. Il pleuvait un petit crachin automnal ce jour-là, mais sa mère n'avait plus de voiture, elle pensait que faire le chemin à deux lui semblerait plus agréable.
A côté, chez BATIPOLE, des dizaines de camions étaient alignés le long du quai et attendaient qu'on déchargât leur marchandise. Derrière, les chariots élévateurs étaient à l'arrêt. Des hommes en tenue de travail semblaient revendiquer quelque chose auprès de leur supérieur. Une voiture stoppa devant la façade. Un grand homme au crâne dégarni et vêtu d'un costume sombre en sortit. Il se baissa pour attraper l'imperméable qu'il avait laissé sur le siège passager, l'enfila et se dirigea vers la réception. Celui qui s'empressa de venir le saluer était d'allure pataude et tipé portugais. Ils entamèrent une discussion animée. Le petit brun faisait de grands gestes énergiques en désignant l'étendue du désastre juste derrière lui, tandis que l'autre semblait l'écouter avec intérêt.
Perrine, dissimulée sous la capuche de son blouson, observait la scène en se demandant si cet homme était le père d'Yvan ou un de ses subalternes.
Elle le regarda encore un moment, alors qu'il saisissait un talkie-walkie et le portait à son oreille. Quelques secondes plus tard, il bravait la pluie pour se rendre auprès des manutentionnaires et en quelques mots la situation empira. Les ouvriers ne semblaient pas disposés à lui obéir, le ton montait.
Enfin les premiers employés d'ARCHIMEDE sortirent, Perrine se concentra sur l'entrée et guetta l'arrivée de Sofia. Elle avait repris le travail depuis seulement quelques semaines et déjà ses traits étaient tirés. Perrine en eut le cœur serré. Ce travail épuisait sa mère et elle se demandait si elle parviendrait à se faire embaucher comme secrétaire un jour.
Heureuse de trouver sa fille à la sortie, Sofia l'accueillit avec joie, Perrine en oublia ses tristes pensées. Elles partirent bras dessus bras dessous. Perrine se retourna pour voir comment évoluaient les choses dans l'entreprise d'à côté. Apparemment le problème n'était pas réglé mais il lui sembla que l'homme en habit sombre les observait.
- Qu'y a-t-il Perrine, tu as vu quelque chose ? lui demanda Sofia.
Perrine lui confia son constat, Sofia se retourna pour vérifier ses dires. L'homme était toujours immobile le regard tourné vers elles.
- C'est étrange, déclara Sofia. Je ne sais pas pourquoi il nous regarde comme ça. Evite de venir me chercher la prochaine fois. On ne sait jamais, tu es une très jolie fille, il pourrait bien te trouver à son goût.
Perrine se mit à rire.
- Qu'est-ce que tu racontes maman ? Cet homme-là a au moins quarante-cinq ans ! Et qui te dis que ce n'est pas toi qui lui plais ?
- Perrine, je suis mariée !
- Et ça t'empêche d'être jolie ?
Sofia sourit à sa fille, la trouva adorable et se retourna une dernière fois. L'homme avait repris les délibérations. Quand Perrine croisa à nouveau le regard de sa mère, elle lui trouva un air nostalgique.
- Tu regrettes de t'être mariée si jeune maman ?
Sofia se voulut rassurante. Elle n'avait aucun regret et surtout pas celui d'avoir eu de si merveilleux enfants. Ce qui ne fit qu'augmenter les doutes de Perrine. Pourquoi n'avait-elle pas dit qu'elle aimait Michel, tout simplement ?
- Tu aimes toujours papa, n'est-ce pas ?
Sofia eut un sourire forcé.
- Bien sûr mon ange, bien sûr...
***
Les jours pluvieux, le groupe d'amis se retrouvait très souvent dans le petit cinéma du centre-ville. Comme chacun le savait, une place était délibérément laissée libre près d'Yvan, Perrine n'avait pas besoin d'évoquer le désir d'être assise à cet endroit. Tous n'attendaient plus qu'une chose, qu'elle se décide enfin.
Mickey Rourk et Kim Basinger étaient dans ce film devenu culte grâce à un strip-tease de l'actrice, des amants passionnés. Perrine espéra à un moment qu'Yvan, stimulé par le scénario, se laissât emporter par un élan irrésistible et l'embrassât sans retenue. C'était peut-être cela qu'il lui fallait après tout, si elle voulait pouvoir franchir le pas un jour. C'est en tout cas ce qu'elle finissait par penser.
Malheureusement, Yvan n'osait plus rien. Trois échecs majeurs, sans compter les tentatives d'approche plus discrètes qui n'avaient pas abouties, avaient fini par le décourager.
Il espérait à présent que Perrine fît le premier pas.
Alors, quand dans une scène, l'héroïne se jeta dans les bras de son amant, il lui vint l'idée de lancer au passage un message « subliminal » à sa voisine.
- Voilà, c'est une fille comme ça qu'il me faut !
« Si après ça, elle ne comprenait pas ce qu'il attendait d'elle, c'est qu'il s'était certainement trompé. »
La réflexion n'eut pourtant pour conséquence que de la faire douter d'avantage. « Décidément, elle n'était pas à la hauteur, il ne l'aimerait jamais ! » Elle n'avait pas imaginé une seule seconde que le message lui était adressé.
Et c'était ainsi tout le temps. Les plaisanteries tournaient volontiers aux remarques blessantes, les jeux à l'échec.
Et la pluie, toujours la pluie... A croire que le mauvais temps était à l'image de ce qu'ils ressentaient en sortant du cinéma. Leurs mines déconfites ne faisaient plus rire personne d'ailleurs. C'était l'effarement parmi les amis qui finissaient par se demander s'il n'allait pas leur falloir les mettre dans les bras l'un de l'autre.
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Un amour à abattre
RomanceEn 1986, Perrine est une jeune adolescente réservée. Elle partage sa vie entre ses trois fidèles amies, Marie-Ange, Térésa, Magali et sa famille dans la banlieue sud de Paris. Une belle complicité règne avec sa mère et bien que les fins de mois soie...