CHAPITRE SEPT

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L'écran d'affichage indiquait en caractères lumineux le temps d'attente pour le prochain métro. Cinq minutes. Plus que deux. Assise sur l'un des sièges noirs du quai, je regardais dans le vide. Mes yeux essayaient de se raccrocher à un point fixe mais ils échouaient invariablement. Une petite fille s'éloigna de la foule pour s'approcher de moi. Elle m'adressa un large sourire en levant le pouce, comme pour m'encourager. Sa mère lui prit la main et s'écarta rapidement. Cette petite était touchante, elle avait réussi à me tirer de mes rêveries, ce qui n'était pas très facile. En effet, je ressemblais de plus en plus aux vieilles dames de mon village, m'évertuant à ignorer ce monde. Six semaines s'étaient écoulées et il fallait reconnaître que je n'étais plus tout à fait comme avant. Certes, j'avais toujours eu tendance à me laisser distraire par mon imagination mais c'était désormais le fil conducteur de mes journées.

D'ailleurs, Jenny n'essayait même plus de me ramener à la réalité. Elle se lassait de mon comportement. Je l'avais entendu plusieurs fois marmonner des sermons qu'elle n'osait plus me dire clairement, tant ils étaient inefficaces. De toute façon, son attention se reportait très facilement sur son amoureux. J'étais d'ailleurs soulagée qu'il parvienne à accaparer le plus clair de son temps. Je pouvais ainsi... Je ne savais même pas à quoi j'avais passé mes journées. Évidemment, je me rendais toujours au lycée mais j'étais bien incapable de réciter la moindre leçon. Mon statut d'étudiante étrangère rendait les professeurs conciliants. Néanmoins, leur plus grande bienveillance ne parviendrait pas à m'assurer de bonnes notes pour les examens. Ma seule préoccupation tenait en un seul mot : Adam. La fin de mon mal-être ne pourrait se résoudre que par lui. Tout avait été si intense et de manière si rapide, que je ressentais un manque et une douleur invraisemblables.

Les premiers temps, j'avais tenté de respecter ses désirs. Dès que mes pensées m'avaient entraîné vers le monde des rêves, je m'étais efforcée de penser à autre chose. J'attirai alors mon attention vers des banalités : une pomme trop mûre ou la tapisserie du salon qui se décollait. Cependant, je n'avais jamais été très patiente. Trop de temps s'était écoulé à mon goût. Je n'avais plus la volonté nécessaire pour lutter contre mes divagations. Si j'avais un don exceptionnel, il ne m'avait pas été accordé pour que je ne l'utilise plus ; aussi, je ne comprenais pas l'interdiction d'Adam. Certes, j'avais intégré le fait qu'une part de dangerosité était liée à ma particularité, même si j'ignorais de quoi il s'agissait. En quoi un songe pouvait être dangereux ? Le plus paradoxal était que je ne voyais plus rien du monde des rêves. Pourtant, avant de connaître l'existence des marchands de sable, cela avait été si facile et spontané. J'avais vu ce que je n'étais pas censée voir, sans que je puisse le maîtriser.

En prenant place dans le métro, j'étais résolue d'une chose : il fallait que je tente, par ma propre volonté, de fermer grands les yeux. Ce projet me donna du baume au cœur et m'apaisa l'esprit. Un courant d'air pénétra l'intérieur de l'habitacle et je respirai un grand coup, presque soulagée.

Un petit sourire se dessina sur mes lèvres, tout allait s'arranger.

Pour rompre la monotonie du trajet, je décidai de m'adonner à une activité qui m'était chère. D'ailleurs, je l'avais quelque peu abandonné ces temps-ci. Je me mis donc à observer ce qui m'entourait. À certaines stations, une foule de gens se précipitait dehors ; alors que dans le même mouvement, une autre faisait le chemin inverse pour s'engouffrer à l'intérieur. Puis, j'essayai de suivre la conversation d'un groupe de collégiens. Malheureusement pour moi, ils discutaient avec un débit trop rapide. Les seuls mots que je parvins à saisir me furent incompréhensibles. Ils étaient vêtus de manière similaire tout en étant différents, comme une sorte de code qui permettait de les lier entre eux. Mon regard se fixa ensuite sur un homme de petite taille qui tenait un accordéon des deux mains. Au démarrage du métro, il se mit à chanter. On pouvait percevoir les grognements de certains usagers. Une petite fille que je n'avais pas aperçue auparavant était cachée derrière lui. Elle s'avança vers moi, un gobelet en plastique tout craquelé dans la main. J'ouvris mon sac à la recherche de mon porte-monnaie mais elle me stoppa net, sa main posée sur la mienne. Je la regardais sans comprendre. Elle continuait de me couver des yeux tout en restant muette. J'ignorais pourquoi, mais une bulle d'amour et de bonté paraissait m'envelopper. Puis, elle me tourna le dos et débuta sa quête auprès des autres voyageurs, secouant son gobelet pour en faire tinter les pièces. Sa réaction m'amusa. Parfois, les enfants agissaient de façon totalement incompréhensible. Peut-être avait-elle senti mon désarroi ? Elle avait alors voulu me consoler. Je faillis rater mon arrêt et me précipitai de justesse à l'extérieur, juste avant que les portes ne se referment brutalement. Je pris ensuite un bus qui me conduisit vers le lieu de mon rendez-vous.

Quelques minutes plus tard, je me retrouvai devant un parc immense qu'on appelait le parc de Parilly. Il ressemblait plutôt à une forêt, à vrai dire. Je saisis mon téléphone afin de contacter Jenny : cet endroit me donnait mauvaise impression. Comment allais-je pouvoir y retrouver mes amis ? Malheureusement, et j'étais toujours très chanceuse dans ce genre de situation, il n'y avait pas de réseau. Je me mis donc à avancer jusqu'à ce que les barres salvatrices de mon téléphone apparaissent. Un chemin en terre battue débutait devant le trottoir et se perdait dans l'ombre du parc. L'endroit était calme et tellement sombre, qu'à certains moments, on aurait pu croire que la nuit tombait. D'ailleurs, quelle idée de faire un pique-nique par ce temps ? Ils avaient vraiment eu une idée saugrenue.

Je croisai quelques promeneurs et des coureurs motivés. Plus je m'enfonçais à l'intérieur du parc, plus j'étais mal à l'aise. J'avais l'impression que les arbres se repliaient derrière moi comme dans un mauvais film. Complètement stupide. Je réussissais toujours à m'exaspérer toute seule mais, sans vraiment le vouloir, je pressai le pas. Le chemin qui s'étendait en ligne droite devant moi, bifurquait brusquement sur la gauche. Tout en marchant, je vérifiai l'état du réseau téléphonique. La ligne fonctionnait à nouveau. Malgré moi, j'émis un souffle de soulagement et composai le numéro de Jenny. Le son émis par la tonalité du téléphone me fit penser à un cœur qui cessait de battre. Il fallait reconnaître que mes divagations n'avaient visiblement pas de limites. Je portai le téléphone à mon oreille tout en levant les yeux. Brusquement, je fus repoussée en arrière.

La collision me fit tellement mal que je ne perçus pas immédiatement mon corps. Je venais de me heurter violemment contre un mur. Une grimace anima mon visage en écho à la douleur qui parcourait mon avant-bras. Puis, je relevai la tête. En fait de mur, c'était un homme que j'avais malencontreusement percuté. « Excusez-moi, je ne vous avais pas vu. » Lui dis-je, un peu intimidée. Il ne me répondit pas. En l'examinant, je me demandai comment il avait pu être un obstacle aussi imposant. L'individu était plutôt chétif et portait un maillot d'un orange vif. Il me faisait penser à un oisillon hors du nid. À notre gauche, un couple avec une poussette nous fixait intensément. Quelque chose clochait et je sentais une aura sinistre qui émanait d'eux.

« Allô, Sarah ? Tu m'entends ? ». Le téléphone, qui m'avait échappé des mains, transmettait la voix aiguë de mon amie. Sans tourner le dos à l'homme qui restait figé, je m'accroupis pour ramasser le cellulaire. « Oui Jenny, je t'entends, fis-je d'un ton qui se voulait maîtrisé, où êtes-vous ? ». Tandis qu'elle me répondait, je me mis à avancer en suivant ses indications. L'homme se déplaça doucement pour me laisser passer. Toutefois, à mon passage, j'aurai juré qu'il affichait une mine de dégoût ! Je semblais le révulser ! En fronçant les sourcils, je demandai à Jenny de répéter.

Mes amis se trouvaient au bout du chemin que je venais d'emprunter, quelques mètres après le virage. Je n'avais donc pas besoin de revenir sur mes pas, ce qui me rassura profondément. Par curiosité, je me retournai. Inexplicablement, l'homme en maillot orange se trouvait désormais aux côtés du couple. Tous trois me regardaient. En m'exhortant au calme, je m'empressai de rejoindre mes amis.

Ferme Grand Les YeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant