CHAPITRE ONZE

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Le lendemain, à mon réveil, la maison était silencieuse. Un mince filet de lumière essayait de contourner les épais rideaux d'une couleur pourprée. Tout s'était joué à la courte paille : Jenny et moi avions hérité du salon. J'avais un peu mal au dos et ma nuque était douloureuse. Je me levai du canapé en silence, avançant sur la pointe des pieds. Tout en passant la tête derrière la tenture, j'espérai que le soleil serait là pour le week-end ; mais ce que je vis me coupa le souffle. C'était incroyable !

Je m'empressai d'attraper mon manteau le plus discrètement possible. Puis, après avoir enfilé les bottes pleines de terre de Jenny, j'ouvris la porte qui donnait à l'arrière de la maison.

Le froid était encore tenace mais tout exaltée que j'étais, il ne me causait aucune gêne. Le bruit de mes pas sur la terre gelée était feutré et c'était plaisant à entendre. Arrivée sur le ponton, je m'arrêtai. En contemplant le fleuve, à l'exact endroit où je m'étais trouvé quand je l'avais vu en rêve, je ne pus m'empêcher d'avoir peur. C'était comme si je m'attendais à voir apparaître Adam derrière moi, à tout moment. Pourtant, j'étais effrayée. Certes, je m'étais faite à l'idée de ma perception singulière des choses mais j'éprouvais encore des difficultés à m'y accommoder. Si je pouvais admettre que les marchands de sable existaient, que signifiait tout ceci ? Fallait-il en plus, que je sois une sorte de... Voyante ? Comment expliquer que je puisse connaître un lieu la veille du jour où je le découvre ? Ou peut-être... Si j'étais là, ce n'était pas une coïncidence.

Soudainement, j'entendis un craquètement et en me retournant, je m'attendais à ce qu'Adam soit là. Il n'y avait personne. Puis, le même bruit se fit à nouveau entendre. Il se répétait en s'éloignant. Des pas. J'avançai précautionneusement. C'était comme s'il neigeait mais aucun flocon n'était encore tombé depuis mon arrivée en France. Un peu plus loin, j'aperçus des traces de pas sur le sol recouvert de gel. L'air manquait, j'étais incapable de discerner quoique ce soit, trop occupée à respirer. Devant moi, d'autres traces apparurent, les unes après les autres, ceux d'un être invisible.

- Adam ? Fis-je.

Ma voix était tremblante, tellement déformée par la crainte que je ne la reconnaissais pas. Pour seule réponse, les pas continuaient d'avancer. Me montraient-ils le chemin vers Adam ou était-ce un piège ? J'aspirai l'air avidement, bien décidée à suivre ces mystérieuses traces de pas. Ils m'entraînaient à travers la forêt qui contournait la maison. L'avancée n'était pas facile tant les arbres semblaient se serrer les uns aux autres au fur et à mesure que j'avançais.

Tout à coup, les pas s'arrêtèrent. J'observai de tous côtés mais il n'y en avait plus. Je me retrouvai devant un étroit sentier qui filait en serpentant vers le haut de la colline. C'était étrange, elle m'avait paru plus lointaine lorsque je l'avais vu la veille. Après quelques secondes d'hésitation, je pris appui sur le poteau qui se trouvait là et franchit le petit ravin qui me séparait de ce chemin tortueux. Gênée par les broussailles et la roche, je ne voyais plus le village et le ciel s'assombrissait de plus en plus. J'ignorai ce qui me poussait à continuer, ce n'était pas du courage. Non, au mieux un penchant pour les situations dangereuses. C'était comme si ce chemin allait me conduire tout droit vers Adam. Au fil de mon avancée, je tentai de mettre des mots sur les sentiments que j'éprouvais à son égard. Cependant, je ne parvenais pas à me l'expliquer. Étais-je amoureuse de lui ? C'était impossible, après tout, je le connaissais à peine. Et, à ce moment précis, mon attirance pour lui était moindre face à la colère que j'éprouvais. 

Il avait eu beau agir pour mon bien, j'étais exaspérée. Ma mauvaise humeur s'expliquait aussi par mes courbatures et mon manque de sommeil. De plus, le froid que je sentais pleinement désormais engourdissait mes jambes et rendait chaque pas assez pénible. Sans compter les bottes de Jenny qui étaient dans un état pitoyable. Parvenue aux deux tiers de la colline, mon souffle entrecoupé m'obligea à m'arrêter quelques instants. En m'asseyant sur une pierre imposante, ma tête heurta la branche épaisse d'un cerisier. Les frissons causés par le froid furent remplacés par une chaleur désagréable qui élança ma tête. L'anxiété et la douleur me firent perdre raison. C'en était trop. 

Je brisais la branche violemment, me coupant la main à plusieurs endroits. Je hurlai et cet excès de colère me permettait tout de même de rester calme. J'avais l'impression d'assister à la scène alors que j'en étais la seule actrice. Je n'avais pas peur pourtant, j'avais dépassé ce stade il y a longtemps. J'en vins à regretter ma rencontre avec Adam, regretter de voir le monde des rêves, regretter de ne pas me maîtriser, d'être trop faible pour y parvenir. Puis, mon souffle s'apaisa tandis que ma colère s'estompait. Machinalement, je jetai une pierre au loin et repris ma route.

- Aïe !

Le cri m'immobilisa. Il paraissait provenir de l'endroit où venait d'atterrir le caillou.

- Qui est là ? Montrez-vous !
« S'il vous plaît », ajoutai-je intérieurement.

- Montrez-vous ! Qui que vous soyez je sais que vous êtes là même si je ne vous vois pas.

Une idée germa dans mon esprit et elle était excellente. Cette personne avait assisté à ma crise de nerfs, elle devait croire que j'étais folle et j'allai exploiter son ressenti.

- Écoutez-moi attentivement, fis-je d'une voix grave, j'en ai assez. Vous entendez ? Restez caché si vous le voulez et regardez-moi bien.

D'un pas assuré, j'escaladai le muret qui bordait une partie du chemin. Il était en piteux état et sa forme autrefois rectangulaire était étiolée. Sans me démonter, je pris appui pour me hisser dessus. La vue du précipice de l'autre côté me déséquilibra mais je restai debout.

- Non mais qu'est-ce qui cloche chez toi ?! Tu es folle ? Cria-t-il. Tout en s'approchant, il apparut peu à peu.

- Bastien.
- Bravo, excellente mémoire. Descends de là, immédiatement. M'ordonna-t-il en me tendant la main.

En descendant de mon piédestal, je le fixai presque avec béatitude. Arriverais-je un jour à m'habituer à la magnificence des marchands de sable ?

- Quoi ? Fit-il d'un ton sec qui dissimulait mal sa nature profondément bonne.

Il réajusta son blazer pour se donner une contenance.

- Je suis désolée... Que tu es dû assister à ça...
- C'est ce que tu voulais, non ? Me pousser à me montrer. Enfin, je viens tout juste de comprendre, tu m'as piégé. Pendant un instant, j'ai cru que t'allais vraiment sauter.
- Non, je m'excusais pour... Bref, oublie, ce n'est pas important.
- Oh, tu parles de ta petite crise de colère ? J'avoue que c'était assez effrayant, Adam ne t'avait pas décrit comme ça. Dit-il avec un petit sourire moqueur.

Je lui affirmai que je n'étais pas du tout comme ça d'habitude. « Je ne sais pas ce qui m'a pris », confessai-je. Il m'indiqua que cela n'avait aucune importance. Je lui posai immédiatement des questions à propos d'Adam et je demandai ce qu'il faisait ici. Cependant, Bastien resta évasif mais il me promit de me conduire chez quelqu'un qui pouvait m'en expliquer davantage. Il commença à avancer, je le suivis puis marquai un temps d'hésitation. Je n'avais pas prévenu mes amis et mon téléphone était resté à la maison. Ils devaient être réveillés à présent.

Cependant, ils penseraient sans doute que j'étais partie en promenade. Je me pressai donc pour rejoindre Bastien. Il était, comme je m'en doutais, un garçon agréable et joyeux même s'il s'obstinait à ne me donner aucune explication tant que nous n'étions pas arrivés. Les marchands de sable semblaient cultiver un certain goût du mystère. Secrètement, j'espérais qu'il me conduisait à Adam même si je n'osais pas en demander la confirmation. Je finis par entrevoir la maison en ruines que j'avais aperçue lors de mon arrivée à Levallon.

- C'est ici ? Demandai-je. Il acquiesça.

-   Qu'est-ce que tu vois toi ?

Je le fixai, incrédule.

-  Euh... Une maison en ruines.

-  Vraiment ? Pouffa-t-il.

-  Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle.

-   La façon dont tu perçois ce lieu illustre ta façon de voir l'amour.

Alors que je lui demandai des explications, il abattit violemment son bras contre moi, me repoussant en arrière. 

Ferme Grand Les YeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant