Chapitre 18

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_31 août 1786_

Les parents de Flora s'apprêtaient à repartir pour Kirchenfeld, un hameau non loin de Berne où se trouvait leur chalet d'habitation.
- J'ai la vague impression que tu aimerais passer plus de temps avec tes parents...
- Je suis triste de les voir partir mais j'ai ma vie ici. J'irais les voir la prochaine fois. Et puis si je m'en vais, je vais encore manquer un tas d'événements importants.
- Comme la rentrée des classes des orphelins ?
- Entre autres...
- Tu ne vas pas me dire que tu t'y intéresses tant que ça ?
- Et pourquoi pas !
- L'autre raison ?
- Il n'y en a pas, feinta-t-elle en partant en direction de ma fenêtre de chambre. Oh ! Tu as vu ? Julian arrive.
Ma respiration se fit plus rapide. Depuis que je m'étais découvert des sentiments à son égard, je le fuyais. A mon grand bonheur, je n'avais pas eu de rendez-vous important. Je n'étais donc jamais seule en sa présence. Flora ou mes parents n'étaient jamais loin.
- Oh, non... Je dois aller voir les parents adoptifs du petit Christophe.
- Tu te doutais bien qu'il y aurait forcément un moment où tu devrais vraiment lui parler.
- Il y aura Sheila ! Nous devons passer la chercher !
- Annie... Pourquoi tu ne laisses pas simplement ton cœur aller dans le bon sens ?
- Je ne peux pas !
Mère vint me prévenir de l'arrivée de mon garde du corps et je dus descendre. J'essayais de garder le même entrain qu'à l'habitude pour le saluer mais mes mots moururent dans le fond de ma gorge. Que pouvais-je y faire ? Mes sentiments prenaient le dessus. Et le trajet se fit encore pire que ce que j'imaginais. Un silence de mort régnait quand Sheila monta dans la calèche. Elle venait de donner l'adresse à Jean pour nous conduire au lieu-dit. Je tentais alors un sujet de conversation :
- Les enfants sont-ils prêts pour la rentrée ?
- Les plus petits sont excités à l'idée de se faire de nouveaux amis et les plus grands font de leur mieux pour ne pas montrer qu'ils n'ont pas envie d'y retourner.
- Ils savent ce qu'ils veulent faire après leurs études ?
- On en a un particulièrement qui voudrait aller étudier l'art à Paris ou à Lyon. Nous en avons déjà parlé avec lui et c'est ce qu'il voudrait le plus.
- Vous en avez discuté par courrier avec les orphelinats qui pourraient l'accueillir ? Ce serait pour quand ?
- L'an prochain. Et j'ai envoyé des lettres, j'attends les réponses.
- Je pourrais écrire aux écoles. Elles pourraient sûrement avoir des chambres pour les étudiants.
- Se serait gentil... mais l'orphelinat n'aura jamais assez d'argent...
- Je vais voir ce que je peux faire Sheila. J'en discuterais tout à l'heure avec Flora.
Chez sa nouvelle famille, le jeune enfant avait l'air heureux. Le papa était au travail tandis que la maman jouait avec lui. De petites figurines en bois étaient éparpillées dans le salon. Nous nous installâmes à la table, le garçon sur les genoux de sa mère. Il répondait aussi bien qu'il le pouvait aux questions. L'éducatrice avait pris les papiers d'inscription à l'école pour les faire signer à la femme.
- J'ai pris le temps de les faire à votre place. Cela sera plus simple en passant par moi que par l'école puis la princesse, ici présente.

Une fois revenue au château, nous mangeâmes et je parlais de l'orientation du garçon de l'orphelinat pour l'art. Flora confirma les propos de sa coéquipière et Père fini par accepter ma proposition.
Eléanore et Roger partirent aussitôt après manger. Nous rangions leur chambre quand mon amie me demanda, aussi naturellement que possible :
- Comment ça s'est passé avec Julian ce matin ?
- C'est fou ce que tu prends un malin plaisir à me voir souffrir !
- Tu sais qu'il n'y a rien qui t'interdit de l'aimer.
- Aimer c'est déjà trop ! Il ne pourra jamais se passer quoi que se soit entre nous. Père ne...
- Alors écoutes-moi bien : ton père a aimé une infirmière qu'il a demandé en mariage et avec qui il a eu une fille. Toi ! Tu veux que je remonte plus haut dans l'arbre généalogique ? Je peux le faire. Ton grand-père a courtisé une paysanne, à la vue de tous, et a ensuite épousé une danseuse de haut niveau. Tu ne vas pas me faire croire qu'un homme, qui travaille au service de Sa Majesté, le roi de Génovie, qui donc côtoie la famille royale, a de très bonnes manières, un très bon fond et est cultivé, ne peut pas te convenir. Ton père n'a pas son mot à dire quand lui-même n'a pas épousé la personne qui lui avait été choisi. Laisse ton cœur te guider.
- C'est toi qui aurait du être princesse, pas moi.
- Alors là, certainement pas. Je suis un tout petit peu trop contestataire pour ça !
Nous apportâmes les draps à Juliette pour qu'elle les lavent. Sarah vint passer le balai dans la chambre.
Je devais faire confiance à Flora. Ma timidité allait être compliquée à vaincre. Et puis, même si je n'arrivais pas à lui parler, je devais continuer à paraître comme avant, sans changement. Nous étions amis. En tant qu'ami, je pouvais lui parler sincèrement, sans ambiguïté. Peut-être que Flora se trompait, il n'était pas amoureux de moi, mais comme je le disais dès le départ, juste aimable.
Je partis voir mon père dans son bureau et m'annonça que j'arrivais à point nommé. Il était en train de regarder les finances du pays, dans un grand carnet à la couverture rouge. Des colonnes et lignes se prolongeaient sur toutes les pages. Des chiffres, des annotations, des noms. Je n'avais encore jamais mis le nez dans ce genre d'affaires. Je comprenais pourquoi. Sur le côté, crayon à la main, il refaisait un petit tableau sur une feuille, à part. Il inscrivit un montant et un nom sur le bas et me tendit le papier.
- Ceci est ce que nous pourrions offrir, par mois, à ce garçon dont tu m'as parlé à midi. Ce n'est pas grand chose mais j'espère que cela lui suffira. S'il peut bénéficier de l'aide de son orphelinat, ce ne sera que bénéfique pour lui.
- Je vous remercie, Père.
Le soir-même, installée à mon bureau, seule, dans ma chambre, à la lueur d'une bougie, j'écrivis les lettres de recommandation pour les écoles d'Art. Je ne vis pas les heures passer. J'enchaînais les brouillons qui finissaient couverts de tâches d'encre jusqu'à trouver la bonne formulation. Mes yeux se fermaient petit à petit, alors que je rédigeais enfin la seconde lettre, la tête posée sur ma main gauche. Je soufflais sur le peu de cire qui restait encore au fond du récipient et m'affala dans le lit, encore habillée, au dessus des couvertures. Je n'avais plus la force de bouger et m'endormis en l'état.

De la neige, un sapin, un chien se roulant dans le peu d'herbe visible, un fille jouant avec et soudain, le soleil. De petits coups contre le bois me firent tourner la tête. Un pivert. Le monde était détraqué. Quelqu'un me tint l'épaule et me secoua légèrement.
- Anne-Lise. Anne-Lise. Tu m'entends ? Réveille-toi. Il est déjà onze heures passés.
J'émis un petit bruit de mécontentement.
- Je vous entend, Mère, dis-je la tête dans l'oreiller et la voix un peu rauque.
Elle ouvrit en grand les rideaux occultant et ma figure replongea dans le tissu, éblouit par les rayons de lumière.
Apparemment, je n'avais pas changé de position de tout mon sommeil. Je descendis à la cuisine chercher un petit gâteau, Albert préparais déjà le repas. Je remontais ensuite pour me changer. N'ayant aucune motivation, j'enfilais une robe simple et courte, et fis une queue de cheval de mes cheveux. J'apportais mes lettres à Flora pour qu'elle les signe et les donne à Sheila. J'avais presque envie d'aller me recoucher.

Pour l'amour de ma GénovieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant