Chapitre 17

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_20 août 1786_

- Mais, Flora ! C'est pas possible ! Tu ne peux pas considérer juste un instant qu'il ait fait ça par gentillesse ?
- Je dis ce que je pense.
- Il a sûrement quelqu'un dans sa vie.
- Il n'a pas de bague.
- Il n'est pas encore marié.
- Il vit encore chez ses parents...
- Il ne sont pas encore ensemble !
Elle me regardait sévèrement, ses paupières formant deux fentes. Elle se rapprocha, s'assit sur mon lit, prit une profonde inspiration et me regarda droit dans les yeux :
- Anne-Lise Renaldo, je crois que vous avez un petit faible pour Julian Larson. N'ai-je pas raison ?
J'étais là, debout, face à elle, éberluée par ses paroles.
- Tu es complètement folle.
- Non, réaliste.
- Arrête et laisse-moi dormir.
Le regard au plafond, je réfléchissais à ce qu'elle avait dit. Je n'étais pas amoureuse. Il était gentil, intelligent et beau. Un homme comme il en existe pleins d'autres. Comment pouvait-elle penser cela ? Idée absurde. Autant pour lui que pour moi. Et puis, si c'était vrai, il le cachait bien.

Dès le lendemain, je commençais par la valse à trois temps. Je lui pris les mains pour les poser moi-même au bon endroit en le faisant recommencer pour qu'il apprenne la position initiale, lui faisant sentir quand il était trop détendu ou trop ferme dans ses prises.
- La valse à trois temps va être très simple d'un point de vue technique. A la pratique, tu vas voir que ça va être bien plus compliqué.
Il apprit ses pas, les refaisant plusieurs fois pour les mémoriser. Après le repas, nous reprîmes.
- Je vais guider, pour le moment. Quand tu auras compris, ce sera à ton tour.
Je lui récitais les pas que nous faisions, suivant le son de ma voix, regardant parfois ses pieds. Nous commençâmes doucement avant de vraiment prendre le rythme normal de la danse. Eléanore faisait fonctionner l'orgue de Barbarie, ramenée dans la salle de bal pour la semaine. Flora nous regardait attentivement, sûrement à la recherche d'indices sur sa théorie fantasque.
Il avait arrêté de regarder ses mouvements, il me suivait sans faux-pas, les yeux dans les yeux, presque rassuré que ce soit aussi simple. Au moment de me guider, en revanche, il se mit à stresser, à me marcher sur les pieds et nous repartîmes doucement. A force d'entraînement, à la fin de la soirée, il maîtrisait assez bien cette valse.
- Nous la reverrons demain, avant d'apprendre la valse anglaise.

Dans le bureau de Shella, à l'orphelinat des Acacias, nous étions face à des parents n'arrivant pas à avoir un enfant par voie naturelle. Il voulait adopter le petit Christophe, âgé de 3 ans. Nous discutions d'abord des conditions pour l'élever avant de les voir au contact de l'enfant. Ils étaient souvent venus lui rendre visite, lui apportaient des cadeaux et je n'eus aucun mal à approuver cette adoption. Ils étaient doux et calmes, fiers d'avoir enfin un petit à chérir.
L'autre personne à vouloir prendre un enfant sous son aile était une femme, la trentaine, fatiguée, très peu soignée. Je lui demandai son métier et son lieu d'habitation, si elle venait souvent voir la jeune Élodie. Travail en usine avec horaires variables... Je refusai catégoriquement. Après son départ, nous débâtîmes :
- Qu'allait-elle faire de cette gamine ?
- Shella, vous l'aviez déjà vu, elle était comme ça avant ?
- Non, elle n'était pas aussi négligée.
Les ongles de l'éducatrice caressaient délicatement le bras de Flora. Mon amie ne m'avait rien dit de cette liaison que je découvris lorsqu'elle déposa un baiser sur ses lèvres. Elles me regardèrent, complices, et Flo' me fit jurer de n'en parler à personne. J'étais réjouie de la voir heureuse.
Au château, mes parents venaient de rentrer. Je courrais à l'étage pour les voir. Le docteur indiquait à Mère et Eléanore les médicaments qu'il devait prendre et à quel moment de la journée. Il ne devait pas se lever de trop et surtout bien manger pour reprendre des forces. Quand il eut refermé la porte de la chambre derrière lui, ma mère s'affala sur le lit aux côtés de Père et s'endormit sans demander son reste.
Après le repas, reprise du cours de valse. Je fus surprise qu'il ait tout retenu de la veille. Je dus le reprendre 2 fois sur son maintien mais il avait l'air prêt à commencer la valse lente, qui était aussi appelé la valse anglaise par certains.
- J'ai révisé hier soir avec ma mère, plaisanta-t-il.
- Mais alors, si elle connaît déjà les pas, pourquoi ne t'a-t-elle pas appris avant ?
- Je ne lui avais jamais demandé avant ce moment-là.
J'appliquais la même approche qu'avant. Sauf que cette fois-ci, il s'emmêlait avec les pas déjà appris.
Du soir, je rejoignis mon amie dans son lit pour en savoir plus sur sa liaison avec l'éducatrice. Les yeux rivés au plafond, elle me répondit :
- Je l'aime beaucoup, mais l'une comme l'autre, le jour où nous trouverons l'homme de notre vie, nous arrêterons cette amourette. Nous en connaissons très bien les risques. Et puis, je t'avoue que j'ai une nette attirance pour les hommes.

- Vous êtes tous prêts ? dis-je enjouée. Alors en avant !
Nous partions chevaucher toute la journée, pique-nique dans un panier. Depuis l'an dernier, nous n'avions pas renouvelé la ballade. Nous profitions donc des bonnes températures et du beau temps pour le faire. Nous faisions le tour du pays, nous arrêtant quand les chevaux avaient soif... Pendant ce temps, Père était toujours dans son lit, épuisé.
La semaine se passa ainsi, entre rendez-vous et préparation de bal. Julian continuait son apprentissage compliqué de la valse. Il m'avait même demandé de continuer à lui en apprendre d'autres variantes, selon mon temps libre. Ce que j'acceptais gentillement, malgré une petite réserve, repensant à la supposition de Flora.
Le soir du bal était arrivé, la salle était décorée aux couleurs de l'été chaud qui venait de passer et nos robes volantes pour plus de légèreté. Nous avions fait venir des couturières pour faire un nouveau costume à Julian, ce qui lui donnait un air encore plus sérieux qu'à l'habitude.
- Anne-Lise, il y a un journaliste qui aimerait te poser des questions. Je lui dis quoi ?
- Tu peux le faire rentrer et l'installer dans le bureau de Père, j'arrive.
Bien sûr, la maladie de Père n'était pas passée inaperçue. Cela m'étonnait en revanche que des journalistes n'aient pas fait irruption avant, Lorsqu'il était à l'hôpital.
- Bonsoir, Monsieur. Asseyez-vous, je vous en prie. En quoi puis-je vous aider ?
- Bonsoir, princesse. Je suis ici pour une interview que je mettrais dans le journal de demain.
- J'essayerais de répondre au mieux alors.
- Bien. (il se racla la gorge et repris :) Est-ce vrai que le roi est gravement malade ?
- Il l'a été mais s'en est remis, doucement.
- Mais le couple royal n'ouvrira pas le bal ce soir. Comment allez-vous faire ?
- En effet car le roi n'est pas encore en état de le faire. Dans ces conditions, c'est moi qui le ferait.
- Qui allez-vous choisir comme cavalier ?
- Vous le découvrirez à ce moment-là.
- De quoi souffre le roi ?
- Secret médical. Désolée.
- Il est tout de même de plus en plus malade, notamment depuis cet hiver. Serez-vous prête à assurer la relève ?
- Nous ne souhaitons en aucun cas sa mort. Il est soigné consciencieusement, il est juste un peu plus fragile que d'autres. Cela ne dérange pas son travail. Pour ce qui est de moi, j'ai le droit de garder le silence.
- Il y a des rumeurs en ville qui disent que vous n'auriez pas le droit de succéder sans être mariée. Est-ce vrai ?
- Ceci est du ressort des représentants. Ce sera à eux de décider au moment venu. Pour le moment, le roi fait en sorte de rester sur le trône encore longtemps. Maintenant, si vous avez terminé, j'aimerais rejoindre les invités qui doivent certainement commencer à arriver.
Mon garde du corps, qui s'était posté contre la porte, ouvrit pour laisser passer le journaliste, moi-même et referma derrière lui.
- Ça va aller, Julian ?
- Je... J'angoisse un peu.
- Ce n'est que la première danse. Tu vas voir que les danseurs vont bien vite se rassembler autour de nous après le commencement. Tu n'auras plus à t'en faire.
J'accueillais les arrivants, discutant avec certains que j'avais déjà abordé ou rencontré auparavant. A mon entrée dans la salle, je sentais des discussions cachées, après ce que m'avait dit le journaliste, je devinais facilement les sujets. Je ne devais pas déstabiliser Julian. Je craignais que la première danse ne soit pas aussi facile que ce que j'imaginais.
L'orchestre commença un premier air joyeux sur lequel je pris la main de mon cavalier pour l'entraîner jusque dans l'espace qui se formait au centre de la pièce. Ses mains moites et son regard apeuré se posèrent sur moi, comme je lui avais appris. Je lui souris pour qu'il fasse comme moi, ce qui eu pour effet de le détendre un peu.
- Reste calme et concentré, chuchotai-je à la limite de l'audible. Et souriant.
Une valse commença, je tournais la tête vers ma gauche, prête à danser. Je le retins par une légère pression de mes doigts sur le dos de sa main gauche. Il devait laisser passer les premières notes. Lors de son premier pas, je le sentis encore hésitant, mais je ne pouvais pas le regarder pour le rassurer. C'était à lui de guider, il était seul maître à présent. Nos regards se croisaient qu'à certains mouvements précis. Si cela devait paraître sans fautes aux yeux des spectateurs, nous ne devions pas faire d'écart de notre plein gré.
Ses pas devenaient fluides et je finis par me laisser bercer, en quelque sorte, par la musique. Mes idées vagabondaient. Entre mélancolie, nervosité et enchantement caché. Père était là-haut, se reposant sagement et Mère à ses côtés ou peut-être descendue pour voir comment cela se passait. Les génoviens nous admiraient sans même manifester la moindre envie de danser. Et je ressentais la musique, ma robe tournoyant autour de moi, mes mouvements portés par ceux de mon cavalier, mes cheveux glissant sur mes épaules, une soudaine bouffée de chaleur me montant aux joues.
Soudain, comme si tout était trop calme une question vint se poser en mon esprit : que pensait-il de moi à ce moment précis ? Je maudissais Flora de m'avoir ainsi insufflé de pareilles idées. Sauf que, depuis des jours, je me bornais à dire qu'elle avait peut-être raison à propos de Julian. Mais qu'en était-il de mes sentiments ? Qu'est-ce que mon cœur pensait de tout cela ? Il se mit soudain à battre la chamade, comme si je venais de libérer une sorte de mécanisme. Ma langue me sembla très sèche et une grosse boule venait de se former dans le fond de ma gorge.
La musique se termina calmement et nous nous saluâmes. Je lâchais délicatement la main de mon partenaire, partant en direction de mon amie. La foule se refermait pour, eux-même, se mettre à valser. A la hauteur de Flora, je lui glissais les mots :
- Je peux te parler un instant. Julian, dis-je quand il arriva derrière moi, tu as très bien dansé et je te remercie d'avoir fait ça pour moi. Nous te laissons cinq minutes, nous allons juste à la cuisine.
J'étais essoufflée et paniquée, enfin c'était l'impression que mon cœur m'en donnait. Je pris la main de Flora pour la conduire à la cuisine, sachant que mon garde du corps ne suivrait pas, ou de loin.
A l'intérieur, je lui lâchais le poids qui pesait en moi :
- Et si tu avais raison ? Si j'éprouvais quelques sentiments à l'égard de Julian ?

Pour l'amour de ma GénovieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant