En débardeur et transie, c'est elle. Les iris en tête d'épingle et les gestes désordonnés : pas de doute, elle est sous l'empire de stupéfiants.
— Ah ! Te voilà, enfin ! Entre.
Je salue au passage un voisin de palier qui rentre chez lui. Son air embarrassé m'interpelle, mais il faut admettre que l'allure d'Hélèna peut en surprendre plus d'un, en plein hiver, et qu'aucune fille n'a franchi mon seuil depuis que je vis ici. Je ne m'attarde pas plus sur lui, ferme la porte et me retourne pour la voir grelotter sur le canapé. Je lui tends le sweat qui squatte l'unique chaise en ma possession. Sans un mot, je nous prépare un café lyophilisé que je verse pour elle dans un vieux mug lavé à la va-vite, et pour moi dans un verre à moutarde. Je les dépose sur la table basse et m'installe à côté d'elle.
— Tu m'expliques ?
Pour seule réponse, j'ai le droit à son regard vitreux. Je vais donc devoir attendre que les effets s'estompent pour obtenir quoi que ce soit. Je patienterai. Elle est en sécurité, ici, avec moi. C'est pour cela qu'elle est venue. La phase d'euphorie est visiblement passée. Je veillerai jusqu'à sa descente. Elle aura besoin de moi.
Je la scrute sans gêne, elle aurait pu être une belle jeune femme. L'héroïne l'a détruite. Je remarque qu'elle s'est maquillée mais que le mascara a coulé autour de ses yeux tristes, que ses mèches décoiffées sont plus claires que dans mes souvenirs et qu'elle n'est pas habillée pour affronter le froid parisien. Malgré les stigmates de sa toxicomanie flagrante, je la trouve jolie et attirante.
Une lueur dorée naît au fond de ses iris, son visage s'anime enfin pour m'offrir un sourire. Sa main caresse ma joue et glisse dans mes cheveux. Son nez se rapproche du mien alors qu'elle s'assied sur moi. Son souffle dans mon cou et ses doigts qui m'effleurent provoquent une onde de choc. Son bassin contre le mien, ses cuisses qui encerclent les miennes... je me laisserais bien tenter par une bonne partie de baise. Elle n'est pas farouche, j'aime ça. Elle ôte son débardeur puis détache ma ceinture. Elle défait le bouton de mon jean, glisse sa main. J'ai chaud, j'enlève alors mon t-shirt. La culpabilité m'envahit. Hélèna ne va pas bien. Elle n'est pas dans son état normal.
J'entends le son caractéristique de l'arrivée d'un message sur mon téléphone. Je tente de l'attraper dans ma poche, mais Hélèna retient mon bras. Ses yeux trahissent sa possessivité. C'est un moment entre elle et moi, nul ne peut le déranger.
Elle est en quête d'une dose. La prochaine. Elle attend de moi que je la dépanne en échange d'un plan cul. Je ne peux pas. Je ne dois pas. Profiter de sa faiblesse n'est pas mon genre. Même pour une bonne partie de jambes en l'air, pour laquelle je n'aurais pas réfléchi quelques années en arrière.
Elle pose ses lèvres sur les miennes. J'aime le goût amer de sa langue, je le trouve réconfortant et dangereux à la fois. Je réponds à ses baisers. Plus les secondes passent, plus je me sens comme au bord d'une falaise. Je suis face à un dilemme, celui de sauter ou de reculer. Je n'ai jamais su faire les bons choix. Elle me sourit, elle me dévoile ses dents blanches et un regard qui ne laisse aucun doute sur ses intentions. J'hésite. Je n'ai pas de capote.
Je me dégage de son emprise.
— Hélèna, stop ! Ça suffit !
Je la repousse sur le clic-clac. Elle me dévisage avec mépris. Alors que je me lève pour me rebrailler, mon pied heurte une seringue au sol qui gît à côté de ma boîte ouverte. La shooteuse est vide tout comme mon képa d'héro. Les tampons post-inoculation du kit d'injection stérile défait de son emballage sont éparpillés sur le canapé, ainsi que les cotons d'alcool et le filtre. Je regarde la table basse et j'y vois la stéricup et le briquet qui ont servi à diluer et chauffer la rabla. La colère me gagne, mes mains tremblent et j'ai envie de la foutre dehors. Elle s'est piquée. Comme ça. Elle a profité de moi. Je n'aime pas ça. J'attrape le garrot et le lui montre.
— C'est pour ça que tu es venue ? Pour te shooter chez moi ? Tu crois quoi ?
Elle est imperméable à toutes remarques. Je n'en tirerai rien. Elle me regarde avec un air inquisiteur. Je sens qu'elle me reproche d'avoir encore de la came chez moi. Moi qui suis un ancien toxico. Moi qui suis censé donner l'exemple.
— C'était juste pour "au cas où". Tu comprends, Hélèna ? Le sevrage est une vraie épreuve. Tous les jours, j'ignore si je la surmonterai. Ne me regarde pas comme ça.
Les premiers signes de la fin du rush apparaissent sur son visage. Elle est amorphe. Rien ne l'empêchera de piquer du blaze. Je l'habille avec mon sweat. Je l'allonge sur le canapé. Docile, elle se laisse aller. Je veillerai jusqu'à son réveil. Je resterai auprès d'elle au moment où le manque se révélera. Elle aura besoin de moi.
Une fois que je me suis assuré qu'elle s'est endormie, je ramasse la seringue en faisant gaffe de ne pas me piquer. Je n'ai chopé ni le sida ni une hépatite durant toute ma toxicomanie, ce serait con que cela arrive maintenant et comme ça. Je pars prendre une douche pour me remettre les idées en place. J'ai failli déconner ce soir. Il faut que je me ressaisisse. Demain, je la ramène chez ses parents qui doivent se faire un sang d'encre. Je vais leur signaler qu'Hélèna est ici et que tout va bien. Enfin, selon la situation.
J'évite mon reflet dans le miroir, il ne me renvoie pas l'image du héros qu'Alex m'a décrit. Lorsque je me regarde, ce sont mes yeux qui me rappellent par où je suis passé. Ils ont changé. Je n'ai plus cet air rebelle et sûr de moi que j'arborais quand je me défonçais. Aujourd'hui, mes iris ont terni, mon visage est marqué de rides : je parais dix ans de plus. Certes, j'ai repris du poids, je ne suis plus un tas d'os. Mes dents ne sont plus gâtées, aucune n'est vraie, tout est refait. Mes cheveux raccourcis, bien dégagés dans la nuque et autour des oreilles, ne sont plus des dreadlocks. Je semble bien sous tout rapport – presque le gendre idéal, mais ce n'est qu'en apparence. Mon âme est damnée.
— Hadrien !
Lorsque je reviens de la salle de bain, je remarque qu'Hélèna n'est plus là. Seul mon sweat gît sur le canapé.
Putain de merde ! Hélèna a encore disparu.
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Mademoiselle H.
Short StoryCarte postale séduisante le jour, Paris vibre de toutes les passions dès le coucher du soleil. Quand le métro ferme et que les taxis sont rares et chers, ses rues s'offrent aux marcheurs noctambules. La ville s'ouvre aussi à ceux qui n'ont ou ne veu...