J'enfile des vêtements à la hâte et ma parka. Je vérifie que mon portefeuille est dans une poche et mon téléphone dans l'autre. Alors que je déverrouille la porte, un étrange pressentiment m'envahit. Geste pourtant anodin, en cet instant, il me paraît incongru.
Je pars en pleine nuit à la recherche d'une toxico. Je vais m'offrir une virée dans Paris. Pas celui de Woody Allen, fait de clichés éculés qui font rêver les touristes du monde, mais celui de la dope, du sexe, de la décadence et de la déchéance humaine. Je sais que j'y retrouverai Hélèna.
Il est une heure du matin, il n'y a pas âme qui vive. Le Paris underground, celui qui vibre nuit et jour, me tend ses bras. Je ne suis pas prêt. Ce sont des endroits que je fuis. Ces lieux vont me jeter à la figure ce que j'ai été. Il va falloir prendre sur moi. Direction : Stalingrad selon les informations de son père. Mais avant, je dois retirer du pognon.
Je mets les mains dans les poches et accélère le pas. Mon corps se vide doucement de toute énergie vitale et j'ai froid. Non pas à cause de la température : je suis glacé à l'intérieur. Je suis lessivé.
En chemin, je m'arrête pour acheter un grec, j'ai les crocs.
— Salade, tomate, oignons ?
La préparation de mon kebab ne prendra pas plus de dix minutes, je commande un soda en attendant et m'installe. La table sur laquelle j'ai l'intention de m'accouder, des restes des clients précédents ornent le plateau. Salade, tomate, oignon. Ça sent le graillon, ça parle arabe autour de moi et la lumière blanche des néons me donne mal au crâne. J'observe la rue sans la voir. Mon reflet dans la vitrine me balance ces putains d'années durant lesquelles je fumais la dope, sniffais la dope, suçais la dope, baisais la dope, tout ce qui me tombait sous la main, je voulais l'essayer... Hey, mec, c'est quoi ? Je tente ! Comment tu fais ? Tu le suces ? Non ? Tu sniffes ? Tu l'avales ? Alors j'avale !
J'ai sniffé les bijoux de ma mère, je me suis piqué du mépris de la société, j'ai fumé ma jeunesse, j'ai gobé mes études... L'alcool, les acides et la cocaïne n'étaient que des amourettes. Quand j'ai découvert l'héroïne, ça a été le coup de foudre. Je n'ai jamais autant baisé qu'à cette époque. J'en ai culbuté quelques-unes. Parfois quelques-uns. Le truc avec la drogue et le sexe c'est qu'on perd toutes inhibitions. J'ai pris mon pied dans des trains, dans le métro , sur des parkings... et au cinéma !
Pour une raison que j'ignore, le visage de Clément me saute aux yeux. Mon pote. La dernière fois que je l'ai croisé, il dégringolait les escaliers d'un club au bras d'une nymphette au regard vide. Il avait le masque horrible de la déjante ultime, c'était effrayant. Il a fait une overdose quelques heures plus tard et il y est resté. Comble des mauvaises manières, il l'a faite dans la baignoire de la nana. Il avait vingt-deux ans.
L'héro est une merde. Arrêter est un enfer.
Les gens n'ont aucune idée de ce qu'on ressent quand on est en manque. C'est épouvantable. Horrible. Le corps se retourne comme un sac et se fait la guerre à lui-même. Après ça se tasse, après les trois jours qui sont les plus long de sa vie, et on n'arrête pas de se demander pourquoi on s'inflige ça alors qu'on pourrait être en train de vivre une putain de vie normale de camé. Mais non, on a choisi de vomir ses tripes et de grimper aux murs. Pourquoi on se fait ça ? Je me le demandais bien. Et je me le demande toujours. Ça grouille de bêtes sous la peau, les intestins se révoltent, on ne peut pas empêcher ses membres de s'agiter dans tous les sens, on se dégueule et se chie dessus simultanément, et il y a de la merde qui s'écoule du nez et des yeux. Si on est raisonnable, la première fois qu'on vit ça, on est bien obligé de reconnaître qu'on est accro. Mais moi, ça ne m'empêchera quand même pas de replonger...
Alors que je quitte l'estanco, le grec dans une main et une bière bon marché - achetée hors de prix - dans l'autre, je tombe nez à nez avec Boris, zonard d'une vingtaine d'années que je connais plutôt bien. L'association lui a trouvé un logement pour l'hiver. Seul problème, le bailleur n'a pas voulu de l'animal. Boris a refusé de se séparer de son bâtard de clebs, c'est donc naturellement qu'il a retrouvé la rue par choix. Il raccourcit la laisse de son chien et me tend la main en guise de salut.
— Mec, t'as pas une clope ?
— Je ne fume pas ! Tu traînes où, en ce moment ?
— Dans un squat vers Stalingrad.
— Stalingrad ? Tu connais Hélèna, une toxico ?
— Ah, ouais, la brune qui suce pour une dose ? Tout l'monde sait qui c'est, c'te tepu.
— Tu l'as vue récemment ?
— File-moi de la thune et j'te dirai.
— Non, je ne te donne pas d'argent. Mon kebab, ça te va ?
— OK, le kebab et la binouze.
J'hésite. Mais il semblerait qu'il sache quelque chose qui pourrait m'intéresser. Je les lui tends.
Il l'ouvre la canette et la boit en quelques gorgées. Son chien s'impatiente et tire sur la corde qui sert de laisse. À chaque coup de gueule de l'animal, Boris est emporté dans un mouvement sec qui fait valser ses dreads multicolores. Il me regarde et éructe grossièrement avant de nettoyer sa bouche avec le revers de sa manche.
— Elle est passée avant-hier. Elle a tourné à la recherche d'un keum...
— Popeye ?
— Ouais, lui.
— Et... ?
— Et quoi ? Ben, rien, c'est tout ! Elle est passée ! Bon, allez, je me casse, tschüß !
— Attends, c'est qui Popeye ? Son mec ?
— Un agent de galanterie ! fit-il hilare. Ta fille, elle va finir rue Saint-Denis !
Il n'y a pas de sous-entendu dans ses remarques. Hélèna a contacté un proxénète pour obtenir les doses dont elle a besoin en échange de la mise à disposition de son corps. Il faut que je la retrouve, et vite.
— Allez, fais pas c'te tête ! J'déconne. Il cherche des mules pour sa coco.
Ce n'est pas mieux. Faire transporter de la cocaïne dans le ventre des jeunes est un business florissant. Pure, elle est acheminée par des passeurs, dans leurs bagages ou plus souvent dans leur corps en ingérant des dizaines de boulettes thermo soudées. Les cas d'overdoses mortelles sont fréquents lorsque l'emballage se déchire dans le ventre de la mule.
— Et ce Popeye, je le trouve où ? Il crèche où à Stalingrad ?
Boris me regarde goguenard. Il me fait un geste obscène qui mime une fellation, puis me tourne le dos et file mon grec dans une main, le chien dans l'autre.
— Tu poses trop de questions, le repenti ! me hurle-t-il au loin.
Je suis comme un con sur le macadam, sans kebab, sans bière, sans réponse. Et sans Hélèna.
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Mademoiselle H.
Short StoryCarte postale séduisante le jour, Paris vibre de toutes les passions dès le coucher du soleil. Quand le métro ferme et que les taxis sont rares et chers, ses rues s'offrent aux marcheurs noctambules. La ville s'ouvre aussi à ceux qui n'ont ou ne veu...