9 . Le poison de ses yeux

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Des fois, je me dis que je ne suis pas né dans le bon sens, genre je suis sorti de ma mère à l'envers et les mots qu'on me dit, je les entends à l'envers. Que je transforme la réalité. Que je suis bon à enfermer !

Hélèna et moi traversons la foule. Je les vois me montrer du doigt. Ils se moquent de moi. Un mec s'approche trop près, je le repousse vivement. Je sens que je suis l'objet de toutes les attentions. Des mains me happent. L'instant se tend. J'en ignore la raison. Ou bien est-ce Hélèna qui les intrigue ? Il se dégage d'elle une aura puissante. Elle est sculpturale, le regard félin, la tête haute et la démarche assurée. Je dois faire minable à côté d'elle. La sueur perle sur mon front et dans ma nuque. Mes jambes supportent mal le poids de mon corps et mes épaules balancent.

Je me dégage de leur emprise. De leurs yeux inquisiteurs. De leurs cris et de leur jugement.

Soudain, alors que nous approchons des dark room, elle me plaque contre un mur. Nous sommes dans recoin sombre du hangar. Elle caresse ma joue, passe ses doigts sur ma lèvre inférieure puis replace mes cheveux. Elle est douce. Elle est belle. Dans ma poche, j'effleure la moitié d'ecsta qui reste. Je la lui propose avec taquinerie en la déposant sur ma langue. Elle m'embrasse avec tendresse et intensité. Son goût amer m'apporte réconfort et confiance. La pilule glisse dans ma gorge. Hélèna me sourit de ses dents blanches et m'attire hors de notre cachette.

Je remarque alors que nous étions à côté d'un groupe de jeunes assis au sol. Je m'arrête un instant sur eux. Je vois, étalé autour d'eux, de la weed, de l'acide en buvards, de la cocaïne, une galaxie multicolore de bonbons qui font rire, de l'éther pur et du Poppers. Cocktail explosif. Non qu'ils aient besoin de tout ça pour le voyage, mais quand on démarre un plan drogue, la tendance, c'est de repousser toute limite. De vouloir la totale. J'hésite à leur dire qu'ils jouent avec la mort. Qu'ils ne devraient pas. Pas comme ça. Pas ici. Les gamins, eux, me regardent interloqués. L'un deux est hilare et me désigne du menton. Je lis l'impatience dans les reflets dorés des yeux d'Hélèna.

Je laisse tomber.

Elle me promène tel son toutou dans ce dédale de déchéance et de destruction. J'entends des gémissements, des rires, le bruit du choc de la chair contre la chair, des râles, des cris. J'ignore ce qu'elle attend de moi ; ça m'excite. Je suis prêt à tout avec et pour elle, pourvu que j'y prenne mon pied.

Ma démarche mécanique guidée par Hélèna semble amuser quelques petits cons assis plus loin. J'ai envie de leur casser la gueule. Elle se retourne et me fait signe de me taire, l'index sur sa bouche. Elle est lumineuse. Son débardeur épouse sa taille et la chute de ses reins. Son jean, lui, moule un fessier dans lequel j'irais bien faire quelques allers-retours. Elle est scandaleusement attirante. Putain, qu'elle est bandante ! J'ai envie de l'embrasser, de caresser ses seins, d'y mettre la langue, d'enserrer son corps, de l'avoir contre moi, de goûter l'amertume de ses lèvres encore et encore, de sentir sa chaleur et, enfin de jouir.

Nous quittons le hangar, sans un mot, sans un regard. Le silence, dehors, m'assourdit. La fraîcheur, elle, m'apaise. Hélèna prend la direction de la gare du Nord. Elle sait parfaitement où elle va. Au bout de quelques minutes de marche, elle s'arrête face à un distributeur automatique de kits d'injection stérile. L'un de ceux que l'association a fait poser quelques mois plus tôt.

Elle m'incite du regard à en acheter un. La machine est couverte de tags, on y lit à peine le nom de l'asso' et le numéro de téléphone. Les yeux d'Hélèna brillent. Elle m'enlace. Je ne sais pas si elle me démontre de la gratitude dans l'attente d'un service ou si elle aussi a envie de moi.

Un keum, plus loin, me dévisage. Il crache un glaviot et renifle. Je fais signe à Hélèna de quitter les lieux avant qu'il me demande de lui prendre une stéribox®, ou qu'il veuille que je le « dépanne » d'un gramme. Nous pressons le pas.

— Mec ! Attends ! Ce qui est doux devient amer et ce qui est amer devient doux. Attends ! On aime la douceur amère, on aime la mort, c'est pour ça que toi et moi, on aime la drogue ! Mais elle, elle ne nous aime pas ! C'est l'ange de la mort ? C'est à lui que tu parles ? C'est ça ? C'est une chimère ! Ne nourris pas le singe ! Ne l'écoute pas ! Il va te tuer ! Mec ! Attends !

Hélèna lève les yeux au ciel. Le type est défoncé, il délire complet. Il nous poursuit avec son flot ininterrompu. Sa bouche débite des mots insensés. Il me baragouine des phrases sans queue ni tête. Son discours est incompréhensible, il est illogique et incohérent. Je pense immédiatement à la schizophrénie. Il parle d'hallucinations, de tentations, de contrôle, de malveillance, d'ange de la mort. Nous courons vers la gare pour lui échapper. Je me retourne : il est loin.

Hélèna me lance encore ce sourire, son plus beau. Ses yeux sont si pénétrants, ses cheveux si soyeux et sa peau de porcelaine sont un appel à une partie de jambe en l'air. J'ai, paradoxalement, envie de tendresse. Je deviens con.

La lumière du bâtiment et l'agitation de la gare brouillent ma vue. Le sonal de la SNCF me vrille la tête. L'activité humaine y est agressive. C'est l'heure à laquelle tous les pingouins de Paris se rendent au travail. Hélèna y est imperméable. Du menton, elle me désigne les toilettes. Ses iris s'éclaircissent, ses longs cils papillonnent et sa moue ne laisse aucun doute sur ses intentions. On se comprend, nous voulons la même chose. Je ne pourrais pas attendre plus. Comme la nécessité d'assouvir un besoin vital. Comme s'hydrater après une traversée du désert. Je suis prêt, elle aussi.

Plus l'on s'approche des sanitaires, plus je me rends compte que ce ne sera pas possible d'y accéder. Non seulement c'est payant de pisser, mais en plus c'est surveillé. Peu importe, on le fera. Ici ou ailleurs. Nous quittons la gare du Nord.

Chez moi, c'est trop loin.

Le charme d'Hélèna m'envoûte. Nous divaguons dans les rues de Paname, nous croisons ces Parisiens pressés d'aller taffer pour un job de misère. Ils nous font marrer avec leurs costumes, leurs talons inconfortables, leurs mines pâles comme des culs. Métro, boulot, dodo. Servitude, dépression et médiocrité, oui ! Quelle bande de mange-merdes ! Hélèna m'écoute et son rire cristallin à chacune de mes remarques me fait craquer. Je suis cassé, mes démangeaisons sont de plus en plus persistantes, j'ai un mal fou à mettre un pied devant l'autre. Mais la présence d'Hélèna me réconforte. J'ai passé la nuit à la chercher : elle est là, à côté de moi. Je décide de faire une pause dans nos pérégrinations. Assis sur un banc public, je l'attire à moi, j'écoute sa faible respiration. Nous restons ainsi quelques minutes.

— En quelques années, j'ai dû sniffer et m'injecter le produit national brut de la Colombie. J'ai vu des personnes tout perdre dans la drogue, des chagrins d'amour et la mort. Tu n'imagines même pas le nombre de fois où je me suis réveillé avec une balle de golf dans le nez et du coton à la place de la tête.

Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça. Elle m'écoute ; son visage est sans expression. J'ai besoin de lui parler.

— J'étais très jeune et innocent quand j'ai pris de l'héroïne pour la première fois et je pensais tout savoir. J'avais tort et je n'aurais jamais arrêté même si j'avais su. Personne ne m'a prévenu. J'ai essayé, j'ai aimé et d'une certaine façon, je n'ai pas regretté d'en avoir pris. J'aime la drogue.

Elle me caresse la joue, me sourit, encore. Ma faiblesse la touche. Elle n'est pas insensible.

— Je suis contre les drogues. Si les mecs qui prennent de la drogue, n'importe laquelle, pensent faire la révolution, ce sont des cons. Dans un pays où la contestation sociale commence à monter, c'est toujours pareil, c'est justement là où les robinets à drogues s'ouvrent... Laisse tomber, je raconte n'importe quoi... Je suis épuisé.

Elle pose sa main sur ma bouche, me lance une œillade malicieuse puis désigne du menton les toilettes publiques à quelques mètres de nous. Ses pupilles dilatées cerclées d'iris dorés sont la plus belle chose que j'ai jamais vue.

— Hadrien !

Alors que je suis encore assis, elle est debout face à moi. Soudain, elle me tourne le dos et se dirige doucement vers le local.

— Attends ! Attends-moi ! Hélèna !

Mademoiselle H.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant