7. La valse du toxico

65 22 31
                                    

Les coups cessent enfin. Le goût du sang se répand sur ma langue tandis que ma lèvre inférieure m'irradie. Popeye, essoufflé, me regarde avec rage.

Je me relève, non sans mal alors que j'entends le bruit caractéristique d'une braguette que l'on referme. Je transpire. Je me sens à l'étroit dans cette pièce. J'étouffe. Mes yeux croisent ceux de la frêle silhouette qui se tient à ses côtés. Mes tempes tambourinent, mes mains tremblent et mes jambes flageolent : j'ai commis une putain d'erreur. Cette fille n'est pas Hélèna. Je sens le regard inquisiteur du monstre posé sur moi. Il me brûle. J'ai merdé. Je ne sais pas où me foutre.

— Mec, tu es grave défoncé ! C'est quoi le problème ?

La situation que j'ai créée avorte toute tentative d'explication de ma part. Les mots restent au fond de ma gorge, je déglutis bruyamment et mes yeux fuient mes interlocuteurs. Entre deux bégaiements mes excuses sonnent faux. Tant pis, je me lance.

— Je me suis trompé. J'ai cru la reconnaître. J'ai cru que c'était Hélèna. Je la cherche. On m'a dit qu'elle pourrait être ici. Alors quand j'ai vu la meuf entre tes jambes... Faut dire que la lumière est trompeuse et que...

— J'pige rien à ton charabia. Tu viens m'emmerder, pourquoi ?

Je lui raconte, avec beaucoup de confusion, ma méprise. Lui reparle d'Hélèna, de l'asso, de ses parents, de sa venue ce soir chez moi. Plus je baragouine, plus je sens qu'il me prend pour un dingue. Il fait les cent pas dans la pièce pour s'arrêter devant la porte. Il se retourne, me scrute, les bras croisés. Il respire fort.

— Ferme ton putain de claque-merde ! Tu me fatigues.

C'est à cet instant très précis que mon téléphone sonne. Je le sors de ma poche, zieute vite fait l'écran.  Le numéro m'est inconnu ; si c'est important, on me laissera un message.

L'ombre de Popeye, encore plus déformée que lui, danse sur le mur. Il ne pipe mot. Stoïque, son regard me perfore.

— Ta minette est passée, c'est vrai, me lance-t-il. Elle m'doit du pognon. Tu viens payer ses dettes ? T'as de la thune à me filer ? Parce que moi je ne la sers plus. J'suis pas la banque !

— Combien elle doit ?

Au moment où ces mots sortent de ma bouche, je regrette d'avoir eu le don de la parole et pas celui de la réflexion.

— Cent quatre-vingts boules. Tu les as ?

Je fouille mes poches, à la recherche de mon portefeuille. Dans l'élan, ma boîte de médocs de substitution tombe. Je la ramasse et ouvre le morlingue. Je regarde ce qu'il me reste : deux cent cinquante balles et quelques euros. J'ai bien fait de retirer le pognon que ma grand mère m'a viré en début de semaine... ou pas.

— Ça ira ! lance-t-il alors qu'il a chopé quatre de mes billets de cinquante. Je garde la monnaie ! C'est pour le personnel !

Me voilà délesté, je reste coi. J'ai perdu quelques réflexes de toxico, notamment celui de ne jamais montrer qu'on a du pognon sur soi. Quel abruti !

— T'es complètement à la ramasse, mec ! Tu te shoot à quoi ?

Il me prend pour un camé. Faut dire que mon comportement est des plus étranges. Je suis naze. Je fais n'importe quoi. Mon bras me démange depuis que j'ai quitté l'appart. Je suis fiévreux alors que mon corps joue au congélo.

— Subutex, j'ai arrêté l'hero.

Il se marre. Me regarde incrédule et me tape sur l'épaule de sa main disproportionnée.

— Un ancien ! T'en as sur toi ? Allez, tu me dois bien ça ! Pour les intérêts ! fait-il alors qu'il chope ma boîte. Allez,dégage ! J'ai plus envie de voir ta gueule de minet des beaux quartiers.

Le ton de sa voix n'inspire pas à la rébellion. Je garderais donc pour moi mes questions. Mon expédition est un échec.

Il fait signe du menton à la minette qui prend la direction de la sortie. Elle attrape au passage une bougie. Je la suis. Sans un au revoir et sans me retourner, je m'engage dans le couloir miteux.

Le nez comme une patate, la lèvre éclatée et mon sweat couvert de sang, je me sens humilié face à la fille qui se retourne et me regarde. Elle soupire. J'ai été minable. Je referme ma parka pour me donner de la contenance et fuir ses yeux aux cernes prononcés.

— Tu sais, tout le monde le craint, ici, me souffle-t-elle. Mais c'est le seul qui a de la bonne came. Ne me juge pas, je suis pas une pute.

Sa remarque me touche : supporter le despotisme d'un homme et en accepter n'importe lequel de ses désirs pour obtenir une faveur. Qu'on le veuille ou non, un toxico est quelqu'un qui attend sans arrêt son dealer, et qui est prêt à tout pour une dose. Le problème avec la drogue, c'est d'en manquer. C'est aussi simple que ça.

Le squat est bondé. Des meufs défoncées ou des mecs en plein trip, les uns sur les autres. La vie dans un groupe underground est un combat, pratiquement une lutte, la débauche sans fin. Le plus dur est de survivre.

La fille me fait signe de la suivre. Nous entrons dans une pièce qui fut jadis une salle de bain. Faïence défoncée, carrelage crasseux, et unique fenêtre bouchée. La fille me demande de m'asseoir sur les chiottes. Elle approche sa bougie, je sens sa chaleur sur mon visage. Elle a ces yeux tristes et sans étincelle. Ce regard aux pupilles dilatées et aux iris cerclés de rouge ; je le connais bien.

La toxicomanie est une prison. Du fascisme tribal élitiste. Du bonheur pas heureux.

Elle attrape un torchon posé sur le bord de l'évier, le passe sous l'eau et me nettoie le nez et la bouche. Il est crade et sent le moisi. Malgré ses gestes peu sûrs, elle m'ôte le sang avec douceur.

— T'as vraiment arrêté l'héro ?

— Oui.

— Pas à moi, mec ! L'Hélène rend voleur et menteur. J'en sais quelque chose... C'était quand ton dernier shoot ?

— Il y a cinq ans. J'étais dans un canapé avec des potes, puis l'instant d'après j'étais en sevrage brutal dans une cellule remplie de vomi, mon vomi.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— J'étais en garde à vue après un mauvais braquage à main armée, si tant est qu'une fourchette soit une arme, dont je n'ai aucun souvenir. Apparemment j'ai été très violent envers le pompiste. J'ai été jugé immédiatement, condamné : la prison ferme, ou rendre service à la société en promettant de ne plus toucher à la dope.

— Et cette fille, Hélèna ? C'est qui ?

— Une fille dont j'ai la charge à l'asso. Je suis censé l'aider à arrêter. C'est un échec.

— Pourquoi tu la cherches ? Pourquoi tu ne la laisses pas se défoncer ? Après tout c'est ce qu'elle veut, non ?

Je plonge mon regard dans le sien.

— C'est ce que tu veux, toi ? Vivre aux crochets d'un sale type pour de la blanche ? Te faire violer pour un gramme ? N'avoir plus aucune dignité pour cette merde que tu t'injectes ?

Elle baisse les yeux. J'ai touché dans le mille.

— Elle a de la chance que quelqu'un s'inquiète pour elle..., murmure-t-elle.

Son visage se ferme. J'effleure son épaule ; déformation professionnelle. Elle relève ses yeux sur moi, replace une mèche de cheveux et inspire.

— Va faire un tour au hangar, reprend-elle. Elle y sera peut-être. C'est le meilleur endroit à cette heure-ci pour chasser le pigeon pour quelques Euros.

— Le hangar ? Y a quoi là-bas ?

— Mais tu sors d'où, toi ? Le hangar brûlé, derrière la gare du Nord ! C'est là que le tout Paris addict se retrouve.

— Hadrien...

Mademoiselle H.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant