10 . Requiem pour un shoot

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Une fois que j'ai verrouillé la porte, Hélèna défait, sans préambule, mon ceinturon et m'incite à m'assoir sur la cuvette de la chiotte. En un clin d'œil, elle est à poil et m'offre une poitrine aux seins généreux. Putain, qu'elle est bonne ! Alors que j'ôte ma parka, mon téléphone glisse. Je le ramasse maladroitement et l'allume par habitude : quatre appels en absence. Je regarderai ça plus tard. Hélèna le repousse avec douceur. Je le pose sur le sol, puis sors le sachet de poudre brune que je pince entre les dents.

Les yeux d'Hélèna brillent. Assise sur moi, elle m'aide à enlever mon sweat. Elle caresse ma lèvre inférieure puis mon biceps. Ensuite, joue avec ma ceinture. La fait glisser sur elle. D'abord sur sa bouche puis sur ses seins, avec une sensualité à faire bander un mort. Elle l'enroule autour de son bras et fait un nœud avec. Je comprends le message.

— Tu veux que je te la prépare ?

Elle me répond avec un sourire. Tel un bâtard de clebs, je vais exécuter son désir. Je lui ai promis. Je sais encore faire : c'est comme le vélo.

Elle dégrafe mon futal, se lève pour me le retirer. Il tombe à mes pieds avec mon calbut. Elle a les yeux dorés. Ses lèvres s'entrouvent pour libérer une langue coquine. Son entrejambe est désormais sur mes cuisses : ma réaction physique, presque instantanée, la fait sourire. On va s'envoyer en l'air. C'est elle et moi contre le reste du monde. Les autres ? On les emmerde.

Elle me lance un défi du regard du genre « cap ou pas cap ? ». J'aime jouer. Hélèna est puissante. Mais je le suis encore plus.

D'abord, j'ouvre le képa puis je goûte l'héroïne par automatisme. Son amertume me renvoie sur les lèvres d'Hélèna. Elle est comme l'héro : rude et aigre. Je kiffe trop. Je défais avec frénésie l'emballage de la stéribox®. Je mets un peu de poudre dans la coupelle fournie dans le kit. Elle m'incite à tout verser du paquet. J'y ajoute quelques gouttes d'acide citrique conditionné en sachet et l'eau stérile. Je chauffe, j'agite puis je filtre. Elle ne me quitte pas du regard. Chacun de mes gestes est scruté et apprécié.

Je lui montre la capote et lui fais un clin d'œil.

La shooteuse est prête.

Hélèna m'enlace, pose sa bouche sur mon épaule et caresse mon biceps. Elle défait la ceinture de son bras pour la passer sur le mien. La boucle avec fermeté. Le garrot de fortune fait gonfler ma veine. Mon coude se plie légèrement et l'aiguille s'insère dans le sens de la circulation du sang.

Quelques secondes suffisent...

Quelques secondes suffisent pour que je sente sa chaleur m'irradier. Une bouffée de bien-être me pénètre.

Je soupire.

Je m'avachis.

Je suis bien.

Un bonheur indescriptible, un putain de lâcher-prise ! Le rush est violent. Le flash explose sous mon crâne. L'univers entier est en vrac : c'est le big bang dans mon cerveau.

Mon cœur ralenti.

Ma respiration est calme.

Le flash s'estompe.

Je suis détendu. Mes muscles sont relâchés et mes putains d'idées noires ont disparu. Je prends de la hauteur sur ma vie. Mais je ne sens plus la présence d'Hélèna.

Alors que j'ouvre enfin les paupières, je remarque qu'elle n'est plus là. La porte des toilettes est toujours fermée à clef.

Comme une impression de déjà vu.

Un spasme violent me fait chuter de mon trône. J'atterris sur le sol glacé entre les chiottes et un mur dégueulasse de coulures de pisse.

Les battements de mon cœur se répercutent sur mes tempes et dans mes yeux comme l'aiguille des secondes d'une horloge.

Je me sens mal.

J'ai déconné. Une fois de trop.

... J'ai besoin d'aide.

J'attrape avec peine mon téléphone qui gît non loin de moi. Le fait glisser jusqu'à mon visage collé au carrelage. Je l'allume. Les quatre notifications sont toujours là. Je vais contacter Alex. Ou encore le 112.

Alors que je tente, non sans mal, de le déverrouiller, mon doigt glisse et ouvre automatiquement ma messagerie vocale.

«Bonsoir, monsieur Heyrault, ici le capitaine Bravard, officier de police judiciaire, du commissariat du 10e arrondissement de Paris. Mademoiselle Héléna Hebrard est dans nos locaux depuis le début de soirée. Elle est placée sous le régime de la garde à vue depuis 21 h 18, pour vol à l'arraché. Elle a émis le souhait de vous tenir informé. Vous êtes son seul contact autorisé avec l'extérieur. Elle demande à ce que vous appeliez ses parents. Elle a pris un avocat commis d'office, et un médecin est venu...»

Je n'entends pas la fin. Un flot soudain et ininterrompu de vomissements me secoue. Mes organes tous entiers s'expulsent de mon corps. Je vais rester sur le carreau de trop vomir.

Paradoxalement, des détails de ces dernières heures m'assaillent. Faut croire que lorsque l'on est sur le point de crever comme un chien, comme un con, les choses les plus anodines apparaissent comme des révélations : les portes verrouillées de l'intérieur alors que la présence d'Hélèna s'évanouit. Puis ce sont une succession d'images d'Hélèna brune et squelettique. Puis Hélèna en femme blonde et séductrice.

Mais le détail le plus persistant : la shooteuse retrouvée au sol chez moi.

Quelque chose, cette nuit, a foiré. J'en suis l'unique responsable. Pas Hélèna, ni qui que ce soit. Moi et ma putain de névrose.

J'ai perdu le contrôle.

J'ai merdé. Encore une fois.

— Hadrien...

... Et Mademoiselle H qui murmure mon prénom.

J'ai du mal à réfléchir, tout est confus. Avachi au sol, en slibard, mon fute aux pieds, mon T-shirt couvert de sang et de vomi, je suis pathétique.  Une angoisse profonde naît au creux de mes entrailles.

Et si je l'avais rêvée ?  Une hallu. Une putain d'hallucination !

Hélèna n'est pas Hélèna.

Hélèna est mademoiselle H.

Hélèna est chez les flics.

Le temps est déformé. Je me déconnecte doucement.

Hélèna n'existe pas.

Hélèna, c'est mon héroïne. Hélèna, c'est mon addiction. Hélèna, c'est ma perte. Une sirène des camés. Une Faucheuse aux yeux dorés et au goût amer.

... Un ange de la mort.

Je m'essouffle.

Je me suis pissé dessus.

J'ai peur.

J'veux pas mourir...

Je suis seul. Comme je l'ai toujours été, finalement.

Mes râles, qui suivent les soubresauts de ma respiration de plus en plus difficile, sont graves, macabres, et effrayants.

Avant que mes yeux se ferment, j'aperçois la lumière du jour qui perce au bas de la porte.

Je suis passé d'un état de terreur à celui de béatitude, de la peur de la mort à celui d'accepter celle-ci pour la paix et le plaisir.

— Hadrien...

Hélèna murmure mon prénom.

Mademoiselle H. m'attend.

Je ne suis qu'un prisonnier évadé rattrapé par son bourreau.

Eurydictine

Annecy, le 27/07/2019.

Mademoiselle H.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant