— Hadrien !
Je me réveille doucement, tiré de ma torpeur par cette voix familière. Tous les soirs, en rentrant je pique du nez. Le manque, la fatigue et ma dépression me laminent un peu plus chaque jour qui passe. La télé allumée me crache à la figure la médiocrité de cette société à laquelle je n'appartiens pas. Je ne m'enivre pas de cet opium-là. Celui-ci est bon pour le peuple.
Je regrette les teufs dantesques auxquelles je participais il y a un peu plus de deux ans. Se mettre minable, baiser, sniffer, fumer, se piquer, picoler, expérimenter, se marrer, décompresser, lâcher prise... Comme toutes les nuits, cette nuit, je tournerai en rond comme un lion en cage. Comme toutes les nuits, je n'aurai pas sommeil. Rien ne m'intéresse, rien ne me distrait, tout est ennui. Hormis les toxicos de passage à l'asso et les bénévoles, je ne connais personne sur Paname. Avachi, je regarde d'un œil le programme, de l'autre je surveille mon téléphone.
Je n'ai pas faim. Je suis fatigué. Je n'ai pas envie de dormir. Je broie du noir. J'ai envie de tout plaquer. J'ai envie de foutre en l'air mon sevrage. Et ce serait facile. Il me reste quelques grammes planqués sous le matelas du clic-clac avec un kit d'injection stérile encore dans son emballage. Juste une fois. Comme ça. Pour voir.
Faut que je pense à autre chose...
Hélèna ne donne toujours pas signe de vie.
Une idée me vient à l'esprit : Vincent. Médecin-urgentiste et bénévole à l'association, il peut probablement me tenir au courant si Hélèna, pour une raison ou une autre, a été admise dans un hôpital parisien. Sans attendre, je l'appelle et lui laisse un message vocal.
Elle a déjà disparu auparavant, mais jamais plus d'une journée. Et elle me contactait. À cinquante euros le gramme et à raison d'au minimum six shoots par jour, il est évident qu'elle a besoin d'argent si elle a replongé. Elle se met encore en danger.
Je sais que, comme moi à l'époque, Hélèna n'en a pas conscience. Il y a chez elle un terrible instinct d'autodestruction. Ce n'est pas tellement parce qu'elle prend de l'héro. C'est plutôt que, elle a le chic pour s'entourer en permanence de mauvaises personnes, et se fourrer dans des situations malsaines. J'ai bien connu tout ça. Sa vie sociale est restreinte à la fréquentation de junkies, comme elle. Comme je l'ai été.
Au fond de moi, je savais bien que j'allais trop loin, que j'étais excessif, ridicule et dépressif. Je me croyais fort. J'étais persuadé que je pouvais m'en sortir seul. Que je pouvais arrêter quand je voulais ! D'ailleurs parfois, je ne m'injectais rien, deux, trois mois, et puis... je replongeais. La drogue avait fait de moi quelqu'un de détestable.
Je lui laisse un énième texto, qui restera sans doute sans réponse.
Axel me reproche souvent mon manque de recul face aux jeunes que nous suivons. Le détachement m'est impossible ; je me retrouve en eux. Les mêmes questions, les mêmes tourments, les mêmes besoins. Je ne suis, finalement, pas si différent d'eux. Je suis comme eux : paumé, névrosé, dépressif. Axel dit que cela passera. Comme tout.
Brune, les yeux marron, Hélèna a le visage marqué par la toxicomanie. Les dents gâtées et les cheveux abîmés, elle a les joues creuses, les bras mutilés et le reste de son corps n'est que peau sur les os.
À vingt-cinq ans, dont huit à s'injecter de la merde, Hélèna a déjà fait l'impensable pour une dose : prostitution, délits de droit commun et avortements à répétition. Ses parents ne savent pas tout et sont loin de se l'imaginer. Fille unique, ils sont prêts à tout pour la sortir de cette spirale sans fin. Ils ont contracté un crédit afin qu'elle suive une cure de désintoxication de laquelle elle a fugué. Leur impuissance me touche. Les miens ont laissé tomber.
J'ouvre en grand la fenêtre. Le froid s'installe quelques minutes dans le studio comme pour dissiper mes mauvaises ondes et mes idées noires. Nettoyer cette crasse qui me colle à la peau. Purifier cet air qui m'étouffe. Chasser le dragon...
— Hadrien...
Elle m'appelle, me supplie, m'implore, cette putain de voix me poursuit nuit et jour. Elle m'interpelle aux moments les plus inattendus. Je fais mine de ne pas l'entendre. Je la connais, j'y suis habitué. Je lui ai donné le nom de Mademoiselle H.
H comme Hadrien. H comme héroïne.
Parce que je sais que c'est elle qui me réclame, comme si les rôles étaient inversés. Comme si c'était elle qui était accro à moi. Je n'ai pas été diagnostiqué schizophrène, les médecins ont conclu qu'il s'agissait d'un des effets indésirables du sevrage. Faut que je fasse avec. Comme tout, cela passera.
Mon bras me démange. Je suis vaseux. J'ai la nausée. J'aspire à plein poumon pour les remplir d'air frais avec l'espoir que toute cette noirceur s'en ira.
Mon rituel de purification est soudainement interrompu par trois coups secs contre la porte de mon studio. Une visite nocturne inattendue qui me fait penser que peut-être il s'agit d'Hélèna. Mais elle ne peut pas connaître mon adresse. Seul Axel est venu ici. Sans me poser plus de questions, je dégage mes fringues sales qui traînent partout et me rebraille. Je regarde au travers de l'œilleton. Il est tellement crade que je ne vois qu'une ombre informe. J'ouvre.
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Mademoiselle H.
Short StoryCarte postale séduisante le jour, Paris vibre de toutes les passions dès le coucher du soleil. Quand le métro ferme et que les taxis sont rares et chers, ses rues s'offrent aux marcheurs noctambules. La ville s'ouvre aussi à ceux qui n'ont ou ne veu...