Chapitre 15

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Oublier

Parfois, j'aimerais seulement que la nuit s'abatte sur moi, qu'elle m'emporte, qu'elle referme ses griffes sur mon être et qu'elle me déracine de ce monde qui m'est devenu intolérable. Parfois, j'aimerais seulement que ce soit moi, l'unique victime de ce drame, la seule perte à déplorer, le corps sans vie. Moi. Uniquement moi. Le temps passe, les années s'écoulent et rien ne change, mon cœur est vide, il ne bat plus qu'au rythme de mes peines et de mes souvenirs. Je suis une coquille sans âme, inerte, figée. J'ai beau faire semblant, sourire encore, m'occuper des blessures des autres, les miennes sont éternelles. Les plaies béantes qui dévastent mon corps saignent en continu, le flot est insatiable, la douleur, permanente. Toutes les nuits se ressemblent, elles me ramènent sur les lieux du drame, inlassablement. Revivre sans cesse les événements m'épuise, mes forces me quittent peu à peu, mon souffle s'éteint. J'en arrive à espérer ce jour où peut-être, à bout de tout, je renoncerais à vivre, tout simplement, je baisserais les bras, consciente que l'oubli m'est impossible, consciente que je ne parviendrais pas à me relever. Le mensonge m'étouffe, son spectre est partout autour de moi. Cette nuit-là, ai-je vraiment fait le bon choix ? Je revois Lucie, son visage si pâle, son corps tremblant baignant dans son propre sang, sa lèvre ouverte, des larmes lui coulant sur les joues, ses cris de désespoir, cette façon de prononcer mon prénom, m'implorant de lui dire que tout ceci n'était pas arrivé. J'entends encore les sirènes qui résonnent dans ma tête. Ce chant obsédant qui menace continuellement de me briser, de me broyer, de me tuer. Puis la machine judiciaire, les interrogatoires, l'explication des faits, les juges, les avocats, les regards courroucés ou compatissants, les paroles réconfortantes, les tentatives de déculpabilisation, les promesses d'un avenir meilleur : du vent. J'ai menti, à tout le monde. Pour l'épargner, elle. J'ai menti en sachant qu'il me faudrait vivre avec. J'ai menti mais la vérité aurait-elle changé quoi que ce soit ? Certainement pas. Nous aurions toujours trois cadavres sur les bras, le cœur et la conscience. Seulement, je n'aurais jamais imaginé qu'un jour le poids de ce mensonge deviendrait plus lourd à porter que celui du drame qui avait coûté la vie à trois personnes. Jamais. Aujourd'hui, ce ne sont plus les morts qui me hantent mais l'idée d'avoir bafoué la loi sans retour possible. Je n'en veux à personne, c'était ma décision, j'ai choisi cette nuit-là de déformer la vérité.

Gabrielle posa son stylo et se massa le poignet en soupirant. Elle avait pris l'habitude d'écrire quelques lignes dans son carnet lorsque la peine devenait trop lourde et qu'elle sentait son cœur au bord du gouffre. Ces crises-là s'espaçaient de plus en plus mais elles n'avaient pas encore disparu et Gabrielle doutait qu'il en soit ainsi un jour. Le rendez-vous qu'elle avait eu avec le Docteur Lanolio n'avait, pour le moment, rien arrangé. Lucie avait vu juste, cela n'avait fait que raviver la blessure et l'ouvrir un peu plus. Elle se prépara un thé et décida de se changer les idées en visionnant une série américaine qu'elle affectionnait particulièrement. Elle entamait le troisième épisode lorsque la sonnerie de son portable retentit.

— Hey salut ma belle, dit Gabrielle en décrochant. Il est tard, tu n'es pas au boulot ?

Lucie ne répondit pas, Gabrielle ne perçut que son souffle saccadé et les sanglots qu'elle tentait de contenir dans sa gorge nouée. Elle se redressa immédiatement, saisie par une violente angoisse.

— Lucie ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Mylan vient de me donner une lettre qui m'était adressée, envoyée directement au Luxury, parvint à articuler Lucie, non sans difficulté.

— Que disait cette lettre ? questionna Gabrielle, hésitante.

— Je sais ce que vous avez fait.

Gabrielle manqua de s'écrouler sur le sol, elle tituba jusqu'à la cuisine comme si elle était ivre et se raccrocha au plan de travail pour garder l'équilibre.

— C'est tout ? demanda-t-elle, la voix étranglée. Rien d'autre ?

— C'est tout, répondit Lucie. Je peux venir dormir chez toi après le travail ? Je ne veux pas rester seule.

— Oui viens et ramène la lettre. J'aimerais comparer l'écriture à celle de la carte de Maël.

Le coup de fil de Lucie mit les nerfs de Gabrielle à rude épreuve. Impossible de retrouver ne serait-ce qu'un semblant d'apaisement après ce qu'elle venait d'apprendre. Elle n'avait qu'une envie : appeler Maël et lui demander de s'expliquer car elle en était certaine, c'était lui. Il n'était pas tombé sur elle par hasard, il l'avait recherchée, traquée comme si elle n'était rien d'autre qu'une bête blessée, une proie facile pour un chasseur aguerri. Mais elle ne fit rien, elle attendit seulement l'arrivée de son amie, le cœur battant à tout rompre. Lucie débarqua à deux heures du matin, le visage dévasté par les larmes. Elle tendit la lettre d'une main tremblante à son amie qui s'empressa de confirmer ses craintes. Les deux écritures étaient identiques.

— Tu ne peux pas aller à ce rendez-vous demain soir, bredouilla Lucie. Ce mec veut ta peau, c'est un malade. On devrait appeler les flics.

— On ne peut pas faire ça ! On ignore encore ce que signifie « je sais ce que vous avez fait ». Il ne peut pas savoir qu'on a menti. Si c'était le cas, c'est à toi qu'il s'en prendrait, sois logique. Là, il essaie seulement de m'atteindre à travers toi, de me torturer, de m'affaiblir. Il joue, ce n'est qu'un putain de jeu pour lui !

— Raison de plus pour ne pas le voir !

— C'est seulement un mec qui souffre Lucie. Il cherche des réponses, il cherche un coupable.

— Mais arrête un peu ta psychologie de comptoir, bordel ! J'en ai rien à foutre qu'il souffre, j'en ai rien à foutre de ses problèmes ! On ne souffre pas nous peut-être ? Depuis combien de temps n'as-tu pas fermé l'œil sereinement ? On en chie depuis cinq ans et tu veux que je fasse un effort pour comprendre ce malade ? Merde Gaby ! Ouvre les yeux ! s'emporta Lucie en gesticulant dans tous les sens. L'affaire a été classée putain, le type qui conduisait a grillé un stop en pleine nuit en roulant comme un dégénéré, à moitié soûl et c'est nous qui en payons le prix depuis des années ! J'en peux plus, bordel, j'en peux plus, hurla-t-elle en s'effondrant sur le sol.

Gabrielle s'agenouilla à ses côtés et passa ses bras autour de sa silhouette recroquevillée. Elle lui caressa les cheveux en lui murmurant des mots apaisants, des mots auxquels elle-même ne croyait plus depuis longtemps. Lucie avait pourtant raison, concrètement, elles n'étaient pas responsables de cet accident. Mais les choses n'étaient pas aussi simples.

Lucie finit par sombrer dans un sommeil agité et Gabrielle la veilla comme une mère l'aurait fait pour son enfant malade. Elle ne put fermer l'œil de la nuit, tourmentée par de sombres pensées, consciente qu'elle allait devoir affronter ses démons lorsqu'elle se retrouverait face à Maël. Elle ne pouvait plus fuir, il était temps pour elle d'assumer. Peut-être permettrait-elle à cet homme brisé d'aller de l'avant si les langues se déliaient enfin ? Peut-être que l'affrontement était la clé qui ouvrirait enfin la porte de l'oubli et du pardon ? Elle ignorait où elle mettait les pieds mais elle savait qu'elle ne pouvait plus reculer.

Kill me, babyWhere stories live. Discover now