Chapitre 5

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     Catherine profita, quant à elle, de l'absence de sa belle-sœur pour passer un coup de fil à sa mère. Elle était soulagée pour une fois de pouvoir le faire en toute intimité, craignant toujours que Susan ne l'épie. Si elles partageaient cette crainte l'une et l'autre, Catherine avait très certainement beaucoup plus de chance d'être proche de la vérité. Et elle était d'autant plus contente de pouvoir parler librement que son frère l'avait chargée d'un message pour leur mère dont elle voulait discuter sérieusement avec elle.

     « Allô.

— Bonjour maman,

— Bonjour ma chérie. Quelles nouvelles ?

— Et bien à vrai dire je t'appelle pour t'informer qu'il ne faut pas t'attendre à voir Regy rentrer avant quelques temps. Il me demande de te dire que le beau temps que nous avons en ce moment l'incite à accepter l'invitation de Charles à prolonger son séjour chez nous et à aller chasser ensemble, dit-elle en imitant la voix de son frère avec toute l'emphase dont elle se sentait capable.

— Ah bon ? Mais quand rentrera-t-il alors ?

— Alors ça, je suis bien incapable de te donner une date précise pour son retour dans le Kent. Il se propose même de faire venir ses chevaux de chasse sur le champ. Écoute, n'en parle pas à papa, il s'inquiète toujours tellement pour Regy que j'aurais peur qu'il nous fasse une crise cardiaque ou au moins une crise de nerf, mais pour être franche avec toi, la question est de savoir ce que Reginald compte vraiment chasser.

— Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu dis ma fille.

— Pour être plus claire, je dois admettre que Susan a réussi en l'espace de quelques jours à gagner sa sympathie. Bref, je suis persuadée que s'il prolonge son séjour, cela est autant dû au charme qu'elle exerce sur lui qu'à son désir de chasser avec Charles ! Elle arrive même à me gâcher le plaisir que me procure la présence de mon frère parmi nous. Je ne supporte plus tous les artifices de cette garce !

— Ma chérie, je t'en prie, surveille ton langage. Bien que j'admette qu'elle semble être une femme sans principe, ton frère n'est pas si naïf.

— Quelle preuve te faut-il de plus ! Elle a complètement perverti son jugement. Avant de la rencontrer, il lui était tout à fait hostile et dans son dernier mail, il me racontait même des détails sur sa façon d'agir à Langford qu'il tenait d'un ami à lui connaissant très bien Susan. Sans parler du fait que si ces détails s'avèrent vrais, elle est même pire que ce que nous pensions ! Regy y croyait d'ailleurs, et il pensait d'elle plus de mal que d'aucune autre femme en Angleterre. En arrivant ici, il m'a dit clairement qu'il ne comptait ni lui accorder son respect, ni la ménager. Et il riait même avec moi du fait qu'elle serait ravie de faire l'objet des attentions d'à peu près n'importe qui étant disposé à jouer les jolis cœurs auprès d'elle.

— Alors je ne vois pas bien comment elle a pu réussir à le faire changer d'avis.

— Oh, mais elle a entièrement calculé son comportement dans ce but. Je n'ai absolument rien remarqué de critiquable et rien que ça, en soi, c'est louche ! Pas une ombre de vanité, de prétention ou de légèreté. À vrai dire, je dois bien admettre qu'elle a déployé tant de charme que je n'aurais pas été étonnée une seconde qu'il se laisse prendre dans ses filets s'il n'avait rien su d'elle avant de la connaître ! Mais que, malgré ce qu'il sait d'elle et en dépit de son intelligence, il puisse lui trouver autant d'attrait qu'il lui en trouve visiblement, vraiment c'est à n'y rien comprendre.


— Tâche de te calmer voyons, ça ne peut pas être si grave. Il la connaît à peine après tout.

— Tu sais, j'ai tout de suite remarqué qu'il l'admirait beaucoup mais j'ai d'abord trouvé cela naturel et à vrai dire j'aurais plutôt été étonnée s'il n'avait pas été frappé par cette sorte de douceur qu'elle dégage, quelque chose dans la délicatesse de ses manières... Mais je t'assure que depuis quelques jours, il en parle en des termes tellement élogieux ! Tiens, par exemple, hier, il est allé jusqu'à dire qu'il ne pouvait être étonné qu'elle touche si bien le cœur des hommes avec tant d'esprit et de grâce. Et pire, quand en réponse, j'ai déploré qu'elle en fasse usage si souvent et sur tellement d'hommes différents, il a pris sa défense en disant que quelles qu'aient pu être ses erreurs dans le passé, on ne pouvait les attribuer qu'à une éducation négligée et à son mariage précoce ! En deux mots, il a osé me dire que c'était une femme merveilleuse.

— Ma chérie, je suis sûre que ton frère te taquine et qu'il n'en pense pas la moitié ! Tu sais comment il peut être parfois ! Je ne crois pas qu'il y ait lieu de s'inquiéter, il a plus de bon sens que ça ! »

     Catherine se sentait vidée de son énergie par cette conversation. Elle tira une chaise à elle et s'installa en poussant un long soupir avant de répondre d'un ton las :

     « Vraiment, je ne sais pas maman mais je t'assure que cette tendance à tout excuser ou pardonner tant il l'admire, me navre profondément. Et si Regy n'était pas ici chez lui, au point qu'il sait bien qu'il n'a besoin d'aucune invitation pour prolonger son séjour, j'en viendrais presque à regretter que Charles lui en ait fait une !

— Et quel intérêt penses-tu que Susan en retire ?

— Je suppose que ses intentions sont guidées par sa coquetterie sans borne et son désir d'admiration universelle ! Je ne peux pas imaginer qu'elle pense à quoi que se soit de plus sérieux, Dieu merci. Mais je suis mortifiée de voir qu'un jeune homme possédant le bon sens de Reginald puisse se faire abuser ne serait-ce qu'une seconde.

— Tu sais, les hommes n'utilisent pas toujours leur intelligence dans ce genre de situation...

— Maman, je dois te laisser, je l'entends rentrer ! Je te rappellerai. Bisou. »

     Catherine s'empressa de raccrocher en entendant Susan arriver. Et encore, elle ne se doutait pas à quel point sa belle-sœur aurait été ravie d'entendre cette conversation, d'être confortée dans son impression d'avoir séduit Regy et se serait délectée du souci que se faisait Catherine, à juste titre.

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     Pour le plaisir de l'une et le malheur de l'autre, les jours suivants ne firent que confirmer un peu plus l'impression de chacune et le pauvre Reginald ne se doutait pas une seconde qu'il était au centre de ce drame. Chaque jour, Susan sentait qu'elle le bernait un peu plus et qu'elle pourrait lui faire croire à peu près n'importe quoi.

     De son côté, Catherine, de plus en plus inquiète, ne savait plus que faire et, en désespoir de cause, tenta de rappeler sa mère à de nombreuses reprises. Après plusieurs essais infructueux, à bout de nerfs, elle se décida à lui laisser un message sur son répondeur.

     Lorsque Lady de Courcy rentra chez elle ce soir-là avec son mari, après une longue journée passée à l'extérieur en visites médicales épuisantes, c'est sans se méfier qu'elle pressa le bouton rouge du téléphone qui clignotait intensément. Elle reconnut immédiatement la voix affolée de sa fille mais il était trop tard pour arrêter cette machine de malheur. Elle regarda anxieusement son mari qui avait stoppé tout mouvement et ils écoutèrent ensemble leur fille, d'ordinaire si calme, débiter un discours qui leur coupa le souffle :

     « Maman, il faut absolument que tu me rappelles au plus vite, je me fais un sang d'encre pour Regy. L'influence de Susan grandit d'un instant à l'autre. Si tu les voyais, ils sont les meilleurs amis du monde, passent leur temps à discuter ensemble et ont maintenant le même avis sur tout. Et quand tu penses qu'ils se connaissent depuis si peu de temps, c'en est effrayant. Il faut absolument que tu inventes un prétexte au plus vite pour faire revenir Reginald chez vous. J'ai essayé de mon côté de faire allusion à la santé de papa mais il n'a apparemment aucune intention de nous quitter et je ne peux insister plus sans paraître le mettre dehors. Si tu savais, son pouvoir est sans limite. Non seulement il n'a plus du tout mauvaise opinion d'elle mais en plus, pour prendre sa défense, il préfère maintenant accuser ses propres amis, qu'il croyait dur comme fer il y a peu, d'être des menteurs ! Il s'en veut même d'avoir pu les croire. »

     Catherine fit une courte pause dans son récit. S'il ne connaissait la force de caractère de sa fille, Sir Reginald en aurait presque déduit qu'elle essayait de retenir ses larmes.

     « Maman, si tu savais comme je regrette qu'elle ait mis les pieds chez moi. Ce n'était déjà pas une idée qui m'enchantait auparavant mais jamais je n'aurais cru devoir m'inquiéter pour Regy. Je savais que ce serait une torture de devoir la supporter mais de là à penser qu'elle pourrait réussir à séduire un homme qui la méprisait pour sa conduite, c'est plus fort que tout. La seule chose à faire est de l'éloigner au plus vite et j'espère que tu auras la solution parce que moi, j'ai épuisé mes ressources. Je t'en prie, rappelle-moi vite. Je t'embrasse. »

     Le bip signalant la fin du message résonna dans le silence le plus complet. 

Lady Susan (adapté de l'oeuvre inimitable de Jane Austen)Where stories live. Discover now