Alicia sortit d'un charmant immeuble d'Upper Seymour Street où elle venait de visiter et de louer un très agréable petit appartement pour son amie. Elle déplorait de ne pas pouvoir la loger chez elle mais son mari lui avait fait promettre qu'elle ne l'hébergerait pas. Si elle n'avait pas eu à ce point besoin de son argent à ce moment-là, jamais il n'aurait pu lui extorquer un tel engagement. Mais ça n'avait que peu d'importance puisqu'il devait justement s'absenter quelques jours. Dès mardi, il serait à Bath pour sa santé où, si les eaux étaient favorables à sa constitution et aux souhaits d'Alicia, il devrait rester cloué pour quelques semaines par ses rhumatismes. Rien ne l'empêcherait alors d'en profiter pour voir qui elle voudrait, s'amuser autant que possible et passer tout son temps avec Susan, chez l'une ou chez l'autre. Après tout, elle avait seulement promis de ne pas la loger, certainement pas de ne pas la recevoir.
Elle se réjouissait donc sincèrement de l'arrivée imminente de son amie. Elle avait conseillé à Susan de la rejoindre au plus vite, mais sans sa fille. Elle pensait en effet que ce projet avec Sir James était déraisonnable et que l'avenir de Susan serait bien plus assuré si elle parvenait à épouser Reginald, qu'en continuant à contrarier sa fille et les Vernon. Il était certes louable qu'elle s'inquiète ainsi du devenir de Frederica mais cette fille ne ferait certainement jamais honneur à sa charmante mère et mieux valait dès lors l'abandonner à Churchill. Là-bas, elle se fondait parfaitement dans le décor, et se punirait elle-même d'avoir empoisonné la vie de sa mère en laissant libre cours à ses idées romantiques qui ne lui vaudront jamais que des souffrances. Susan, elle, ne s'épanouissait qu'en société et il était scandaleux qu'elle reste ainsi en exil. Il était grand temps qu'elle pense un peu plus à elle.
Et Alicia avait une autre raison de presser Susan de revenir. Manwaring était arrivé à Londres la semaine précédente et elle avait réussi à le voir à l'insu de son mari. Elle l'avait trouvé très malheureux d'être éloigné de Susan et extrêmement jaloux de Reginald, à tel point qu'elle craignait qu'il ne fasse une bêtise s'il ne la voyait pas très vite. Elle ne serait pas étonnée qu'il débarque à Churchill, ce qui serait épouvantable. Sans compter qu'une rencontre entre lui et Reginald lui paraissait extrêmement déconseillée. Impatiente de savoir ce que Susan avait décidé à son sujet, elle avait tout de même essayé de le décourager, espérant toujours que son amie suivrait son conseil d'épouser Regy, mais seule Susan avait assez de pouvoir sur lui pour le renvoyer dans les jupes de sa femme. Il lui avait fait un récit si pathétique de la jalousie de cette dernière qu'elle avait presque eu pitié de lui. Quelle idiote, cette Eliza, de s'attendre à ce qu'un homme aussi charmant soit fidèle. Mais elle avait toujours été intolérablement sotte, en l'épousant pour commencer, elle, l'héritière d'une grande fortune et lui qui n'avait pas un sou en poche. Alicia connaissait au moins un homme avec un titre de noblesse qu'elle aurait pu avoir, sans parler des baronnets. Elle n'avait pas pour habitude de partager les sentiments de son mari qui, en tant que parrain d'Eliza, s'était opposé à ce mariage, mais pour une fois elle devait admettre que la jeune femme avait fait preuve d'un tel manque d'esprit en choisissant Manwaring pour mari, qu'elle ne pourrait jamais le lui pardonner.
Absorbée par ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite la grande agitation qui régnait dans sa rue. Ce n'est qu'après plusieurs secondes qu'elle se rendit compte que l'ambulance qui gênait le trafic se trouvait très exactement devant sa porte. Un homme en blouse blanche s'approcha rapidement d'elle pour la rassurer : son mari était tombé dans l'escalier dans la matinée et la gouvernante avait appelé les urgences mais il n'avait rien de grave. Ils l'avaient emmené à l'hôpital pour des examens et venaient à l'instant de le ramener. Il avait tout de même deux côtes fêlées mais tout ce qu'il lui fallait c'était du repos et du calme. À mesure que les paroles de l'ambulancier faisaient leur chemin dans son esprit, Alicia semblait de plus en plus horrifiée. L'homme redoubla de réconfort, se méprenant sur les raisons de son désarroi, pendant qu'elle réalisait que le séjour de son mari à Bath serait donc au minimum repoussé, si ce n'est tout à fait annulé. Il ne pouvait rien se produire de plus contrariant, il avait trouvé là le plus sûr moyen de les tourmenter. Il avait sûrement entendu parler, d'une manière ou d'une autre, de l'arrivée de Susan et s'était arrangé pour tomber dans l'escalier. Elle était persuadée qu'il devenait toujours maladroit quand cela l'arrangeait. Il lui avait déjà fait le coup lorsqu'elle avait voulu rejoindre les Hamilton dans la région des lacs. En revanche, quand trois ans plus tôt c'est elle qui avait suggéré de se rendre à Bath, il avait déclaré se porter comme un charme et ne pas vouloir tenter le sort en se rendant dans un lieu réputé pour attirer les malades du monde entier. N'a-t-on jamais entendu pareilles sottises ! Il ne lui restait plus qu'à prévenir Susan de cette affreuse nouvelle. Impossible de savoir maintenant à quel moment elle arriverait à voir son amie. Quel abominable tour il lui avait joué en chutant à Londres plutôt qu'à Bath, où ses vieilles tantes se seraient fait un plaisir de prendre soin de lui. Ici, tout lui retombait dessus et sa réclusion risquait d'être longue. Elle peinait à garder son sang froid à la seule idée qu'elle serait obligée de s'occuper de son mari malade qui, comble de l'horreur, supportait toujours la douleur avec beaucoup de patience et ne lui donnerait donc aucune excuse de perdre la sienne.
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Lady Susan (adapté de l'oeuvre inimitable de Jane Austen)
FanfictionAprès la mort de son mari, et alors qu'elle a dilapidé toute sa fortune, Lady Susan se retrouve contrainte de revoir son niveau de vie à la baisse. Exposée aux rumeurs les plus désobligeantes mais non moins vraies, elle décide, à contrecœur, de s'in...