Chapitre 3- Marche funeste

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Le corps d'Eranne gisait au beau milieu de la forêt, le souffle du vent faisait virevolter ses longs cheveux châtains. Même dans cet état, la jeune femme conservait son charme. Les élégantes courbures de son corps la faisaient plus ressembler à une noble qu'à une simple villageoise. Quelques feuilles mortes soulevées par la brise tombèrent sur son visage rond et blafard. Si ses parents avaient été là, ils auraient été choqués par la teinte bleutée que prenaient ses fines lèvres et par sa mine maussade. Eranne avait toujours été une fille souriante et pensive, en perpétuelle quête de connaissances. Elle voulait atteindre le savoir parfait sur de multiples sujets, afin que le monde se révèle à elle. Mais ses yeux habituellement étincelants d'intelligence et d'un bleu-gris profond s'avéraient être éteints. On aurait pu croire que la jeune femme avait rendu son dernier souffle.

Soudain, elle cria si fort que des oiseaux s'envolèrent de leurs arbres, la douleur était atroce, semblable à une plaque de fer chauffée à rouge déposée sur la peau. Elle se prostra, sa souffrance devenait trop intense. Malgré cela, sans abandonner, elle essaya de se mettre à genoux, et y parvint avec beaucoup de difficultés car tous ses muscles étaient engourdis. Elle n'était pas pleinement consciente de ce qu'il se passait, pensant être dans un rêve ou subissant des hallucinations. La jeune femme essaya d'ouvrir les yeux pour observer son environnement, mais son œil gauche la lançait et sa paupière restait collée. Or, de son œil droit elle distingua une flaque d'eau au sol, il avait dû sûrement pleuvoir lorsqu'elle était inconsciente. Elle essaya tant bien que mal d'avancer vers la source, en glissant sur ses genoux et en s'aidant de ses bras. Elle ne voyait qu'une image floue avec son œil gauche qu'elle avait finalement réussi à décoller. Désormais, elle pouvait distinguer des formes, et une fois devant la petite flaque, elle se pencha.

L'image qu'elle devinait était forcément une hallucination, elle ne se reconnaissait pas, enfin pas tout à fait. La chair de la partie gauche de son visage et de son épaule était à vif, rouge et sanguinolente, n'importe qui aurait vu un monstre dans le reflet de cette flaque. Elle tomba en arrière, effrayée par sa propre image. Sa tête percuta violemment le sol et elle commença à avoir du mal à respirer. Paniquée, le courage qui d'habitude l'animait, la désertait. Le monde devenait de plus en plus flou. Il lui fallait de l'aide, au plus vite. Elle se leva. Mais l'effort avait été trop intense, aussitôt elle retomba lourdement. Submergée par la peur, pensant que sa dernière heure était venue, elle abandonna toute nouvelle tentative de se relever. C'est alors que son étalon apparut à elle, comme un miracle envoyé par les dieux, il s'allongea devant elle et bouscula légèrement la main de sa cavalière.

Eranne ne voulait pas mourir, en tout cas, pas sans être sûre que sa famille soit à l'abri. Elle sentait l'adrénaline, et s'en servait pour atténuer la douleur. Cela lui permit de se glisser sur le dos de l'équidé. Un profond sentiment de colère et d'inquiétude animait chacun de ses gestes, elle devait trouver ses frères et ses parents. Mais avant tout, elle devait se tirer de cette situation. Eranne essaya de se remémorer sa rencontre avec le mage, mais elle ne se souvint que d'une ombre et d'une lumière intense fondant sur elle. Accablée par l'effort et sentant son énergie diminuer, elle se laissa aller contre l'encolure de Tribut.


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Le ciel était très clair, on y distinguait quelques rares nuages, ce qui permettait permettait d'observer le vol des oiseaux plus aisément. Cependant les nombreux arbres au bord du sentier cachaient ce magnifique spectacle aérien. La route n'était pas parfaitement lisse, il s'agissait d'une route créée pour les fermiers afin qu'ils puissent acheminer leurs produits vers les villes et villages les plus importants. Eranne sentit les secousses provoquées par ce chemin tortueux et reprit ses esprits très lentement. Elle comprit vite qu'elle se trouvait sur le dos de Tribut, recroquevillée contre son encolure et les jambes pendantes. Elle tenta cependant de se redresser, cela lui demandait beaucoup de force car elle avait encore mal dans toute sa chair et les balancements n'amélioraient rien.

Elle se sentait comme morte, même les corbeaux la prirent pour un repas ambulant. Ils se posèrent sur ses genoux et tournaient leur crâne de droite à gauche. Eranne entendait à peine leur croassements incessants. Ces oiseaux noirs la regardèrent d'un air hébété, elle ne daigna lever la tête pour les observer à son tour. Plusieurs arrivèrent et se positionnèrent sur les épaules, puis sur la tête de la jeune femme. Certains commencèrent à picorer son visage, l'œil étant leur partie de l'anatomie humaine de prédilection. Peu après ils s'y jetèrent tous et dévorèrent la chair brûlée. L'un d'eux enfonça son bec dans l'orbite gauche et arracha ce qu'il restait du nerf optique. Il n'y eut pas de sang. Le liquide rougeâtre coulait uniquement des plaies qu'avaient causé ces messagers de la mort avec leurs pattes acérées. Eranne, qui souffrait déjà énormément, hurla si fort qu'elle chassa ces volatiles au plumage ébène.

Qu'est-ce qu'il se passe ?

Se demanda-t-elle en essayant de se souvenir des heures précédentes.

Le cheval continuait d'avancer le long du chemin au trot, comme guidé par son instinct qui lui ordonnait de trouver de l'aide. Cependant, il n'y avait personne sur le sentier, car il commençait à faire nuit. Les seuls bruits étaient le son des sabots contre la terre, et les gémissements de douleur répétés.

Or, quelques mètres plus loin, la monture stoppa net en redressant ses oreilles. Il avait entendu un homme en train de s'étouffer. Tribut était à l'affût du moindre signe d'agression. Eranne quant-à-elle essaya de regarder de son œil droit. Et ne perçut rien d'anormal. Elle pressa les flancs de son cheval pour le faire avancer. Mais la monture hésita un instant avant de continuer prudemment. Il avait bien compris, durant toutes leurs années de chevauchée, que la jeune femme adorait l'aventure et allait parfois au-devant du danger. Le son commençait à s'évanouir au fur et à mesure qu'ils progressaient dans la forêt, tout en s'écartant de plus en plus du sentier.

Leur marche s'interrompit par une scène qui fit sangloter Eranne. Un homme portant une tenue en cuir souple et noir, le visage caché par une capuche se tenait au dessus d'un autre richement vêtu, allongé face contre terre, probablement mort. L'assassin tenait dans ses mains un cordon qu'il rangea dans une pochette accrochée à sa ceinture. Sentant la présence d'un indésirable, il leva la tête. Et croisa le regard d'Eranne. La jeune femme prit les rennes fermement et sanglota:

- Pitié monsieur, je n'ai plus rien, je viens du village de Souchefume.

L'homme mit une main derrière son dos pour attraper quelque chose. Eranne, les yeux remplis de peur, descendit de son cheval et montra ses brûlures encore vives, espérant naïvement qu'un assassin pouvait éprouver de la pitié. Ses parents, dans ce cas, avaient eu tort de l'élever dans un environnement calme et paisible. Elle l'implora:

- J'ai besoin d'aide, pit-

L'homme disparut de son champ de vision en un éclair. Elle n'eut pas le temps de réagir et sentit des mains tenant un tissu se refermer sur sa bouche. Ce dernier imbibé d'un liquide froid, étrangement, ne dégageait aucune odeur. Ceci ajouté à la pression exercée sur ses plaies plongèrent Eranne dans un tourbillon de douleur. Mais ces sensations désagréables se calmèrent rapidement, car elle glissait lentement vers un sommeil profond. L'obscurité envahit soudainement ses pensées.

J'aurais dû me laisser mourir dans cette forêt.


Le Corbeau : Presage Des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant