Epidemic

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PENDANT LA RECRÉATION, LES TYPES QUI RESTENT DANS LEUR COIN, ÇA SE REMARQUE.
Ce qui frappa d'abord, chez celui-là, c'est qu'il avait exactement le même air «habité» que Kamo. Pas un regard, à personne, jamais. Et toujours assis dans le même coin, le dos appuyé au troisième pilier du préau. Je l'ai observé pendant plusieurs jours. C'était un costaud aux cheveux ras qui trimbalait un sac presque aussi volumineux que lui.
Toujours les même gestes : il s'asseyait contre son pilier, ouvrait son cartable, en sortait une montagne de dictionnaires, commençait à les consulter. On se battait autour de lui, on l'enjambait comme un obstacle naturel, les ballons et balles de tenis lui sifflant aux oreilles, mais il ne bronchait pas, comme s'il était assis dans le silence d'une bibliothèque.

- C'est Raynal, m'expliqua Lanthier, troisième B, on était ensemble il y a deux ans, pas commode !

Je ne savais pas comment l'aborder. Pourtant, il marchait droit devant lui, 'à tête enfouie dans le col relevé d'un trois-quarts de marin breton. Les passant l'évitaient, il creusait un sillage dans la foule. Moi, je voyais surtous ses épaules qui roulaient comme de lourdes vagues. Finalement, je pris mon courage à deux mains et me mis à marcher à coté de lui. Sans le regarder, je demandai :

- Eh! Raynal, tu as un correspondant, toi aussi !

Il s'est arrêté pile. Il a braqué sur moi de petits yeux plissés où brûlait un véritable incendie.

- Comment le sais-tu ?

- Je ne sais pas, je demande...

Sur le moment, j'ai cru qu'il allait me bouffer. Et puis quelque chose a traversé son, que j'ai reconnu tout de suite : le besoin de raconter.

- Oui, j'ai un correspondant, un italien : le neveu du vicomte de terrabla. Il a des problèmes avec son oncle, j'essaye de l'aider. Faut te dire que l'oncle en question, c'est pas de la tarte! Il s'est fait couper en deux à la guerre. On n'a retrouvé qu'une moitié de lui sur le champ de bataille, qu'on a recousue comme on a pu. Depuis, il est devenu complètement dingue. Un dingue dans le genre féroce. Avec son épée, il Coupe en deux tout ce qui se trouve sur son chemin : les fruits, les insectes, les animaux, les fleurs, tout. Son neveu en à une trouille terrible. L'oncle a déjà essayé de le noyer et de l'empoisonner avec des champions...

J'ai laissé Raynal raconter jusqu'au bout - il racontait bien, la vraie passion. A la fin, je lui ai demandé :

- Qui t'a donné la liste de l'agence ?

- Un copain qui a une correspondante russe. Il est en terminal, mon copain : philosophe. Le philosophe logeait rue Broca. Il s'appelait Franklin Rist. Il avait seize ou dix-sept ans, une voix basse et grave, des matières douces, mais, sous son calme apparent, les chutes du Niagara en ébullition. Il correspondait avec une certaine Netotchka Nuezvanov qui lui envoyait des lettres postées au milieu du siècle dernier, à Saint-Pétersbourg, en Russie. Netotchka vivait avec un beau-père violoniste qui s'adonnait davantage à la vodka qu'au violon et rendait tout le monde responsable de sa déchéance. Elle souffrait, Netotchka, elle souffrait tant que de vraies larmes inondaient le visage de Franklin, le philosophe.

- Je l'aime, tu comprends ?

- Mais, bon sang, Franklin, ELLE N'EXISTE PLUS !

- Et alors? On voit bien que tu ne sais pas ça veut dire : aimer.

  Ce philosophe-là avait entendu parler de l'agence par une de ses camarades de classe, Véronique, qui correspondait avec un certain Gosta Berling, Suédois, ex-pasteur chassé de sa paroisse pour ivrognerie en 180 et quelque. Gosta Berling faisait la quatre cent coups dans les blanches plaines du Vermland, poursuivi par les loups, en compagnie d'autres procrits, paillards et rigolards comme lui, mangeur et buveurs désespérés.

«Mais je le sais, chère Véronique, c'est vous que je cherche, dans cette folle dissipation, depuis toujours.»

«Et c'est vous que j'ai toujours attendu», répondait Véronique.

«Quelle malchance de n'être pas du même siècle!»

«Oh! Ça oui, quelle déveine!»

«Du moins savons-nous que nous avons existé l'un pour l'autre...»

Voilà le genre de choses qu'ils s'écrivaient. Et Véronique, penchée sur moi, un petit air bonheur drôle et vaguement moqueur dans ses yeux couleur d'automne, me disait :

- Tu ne peux pas comprendre ça, toi, l'amour, n'est-ce pas! Tu es trop petit...

  De fil en aiguille, j'en ai retrouvé une douzaine, garçons et filles, tous abonnés à l'agence Babel, tous en relation avec le passé - et dans toutes les langues. Tous complètement ailleurs.
  Tous plus Kamo que Kamo... Jusqu'au jour où je me suis dit : «Non! Niet! Assez! Basta! Es reicht! Stop it! Ça suffit comme ça!

Kamo l'agence Babel (1992)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant