CE MATIN-LÀ, IL ARRIVA AU COLLEGE PAS PASSABLEMENT EXCITÉ.- ELLE A RÉPONDU ON VA SE MARRER !
Il me tendit une enveloppe qu'il n'avait pas encore ouverte.
- Tu sera mon traducteur officiel, OK ?
- Une lettre d'amour ? Demande le grand Lanthier en jaillissant au-dessus de nous.
Nous ne pumes ouvrir l'enveloppe qu'a la récré de dix heures. Coïncidence : la matinée se déroula sous l'ombre de l'Angleterre. Mlle Nahoum nous fit une superbe description de l'Angleterre victorienne - morale, réverbère, brouillard, machines à vapeur, tuberculose - et nous conseilla de lire l'Etrange Cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, «in English si possible». Et baynac, notre prof d'histoire, traça du républicain Cromwell un portrait qui enthousiasma Kamo.
L'enveloppe de l'Agence Babel en contentait une autre, postée d'Angleterre, d'un papier épais, vaguement gris, où nous decouvrîmes l'écriture de Catherine Earnshaw. Une écriture nerveuse, tranchante. La plume, par endroits, avait arraché la fibre du papier. Première surprise: en retournant l'enveloppe pour l'ouvrir, nous constantâmes qu'elle n'était pas collée, mais scellé à l'aide d'un petit cachet de cire brune. Kamo retroussé une babine.- Enveloppe scellée... Tu parles d'une bêcheuse ! Ces rosbeefs, faut toujours qu'ils jouent les aristos.
Je fis sauter le cachet d'un coup d'ongle et dépliai la feuille contenue dans l'enveloppe. Elle aussi était d'un papier grossier, épais, comme humide sous mes doigts, et totalement recouverte de la même écriture acérée, brouillonne, les lignes se prolongeant en tournant dans les marges, les points éclaboussant leurs alentours, les majuscules déchirant l'épaisseur du papier, de longues ratures striant des paragraphes entiers, comme des cicatrices violettes (c'était la couleur de son encre : un violet un peu éteint).
- C'est pas une lettre, c'est un champs de bataille murmura Kamo dont les sourcils s'étaient froncés. Bon, alors, qu'est-ce qu'elle dit ?
Il y avait dans sa voix plus d'impatience qu'il n'aurait voulu en mettre.
- Elle t'appelle «dirty litlle sick frog».
- Ça veut dire ?
- « Sale petite grenouille malade »
Kamo partit d'un tel éclat de rire que le grand Lanthier rappliqua du fond de la cour, en trois enjambées.
- Je croyais que c'était une bêcheuse, et je tombe sur une frangine ! Sale petite grenouille malade!... Mais pourquoi grenouille ?
- C'est comme ça que les beefs nous Sur-nomment : mangeurs de grenouilles.
- T'as déjà bouffé des grenouilles, toi ?
- Jamais.
- Continue de traduire, je sens qu'elle va me plaire, cette petite frangine !
Je lus en silence le premier paragraphe et ne pus m'empêcher de regarde Kamo avant de traduire. Lui ne cachait plus sa curiosité.
- Eh bien, vas-y !
Voici ce qu'écrivait Miss Catherine Earnshaw :
Sale petite grenouille malade, vous aimeriez sans doute que je continue sur ce ton : je sens que cela vous plairait. Eh bien, non ! Je n'ai aucune envie de rire, ni aucune de vous amuser.
Vous avez voulu faire l'original, monsieur Kamo (mon Dieu que les garçons de mon âge sont stupidement enfantins !), mais en laissant tomber votre compas sur mon nom, c'est dans le malheur que vous l'avez planté.Suivait un paragraphe entièrement rater. Je levai furtivement les yeux. Kamo ne souriait plus. Le grand Lanthier avait jugé prudent de retourner à pas de loup au fond de la Cour. Sur un signe nerveux de mon ami, je me remis à traduire.
Vous me demandez si j'en ai ressenti la blessure. Je l'ignore : le jour où vous avez planté ce compas dans le E majuscule des Earnshaw, j'étais occupée à une autre douleur. Ce jour-là, jour pour jour, mon père était b mort depuis deux ans. Le même vent soufflait autour de la maison et rugissait dans la cheminée. (Un temps de tempête, à vrai dire, mais, bien que personne n'est songé à allumer le feu, je ne ressentais pas le froid.)
J'ai l'impression votre 'entreprise assise au pied de son fauteuil vide. Vous pouvez juger de l'impression qu'elle m'a faite ! Pourtant, en vous lisant, c'est à moi-même que j'en ai voulu. Votre stupide lettre m'a rappelé que je parlais à mon père sur le même ton arrogant, opposant sans cesse mes petites volontés à son extrême fatigue, mon désir d'être drôle à son besoin de paix. Enfance imbécile, qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne sait pas que l'on meurt ! Et, le dernier soir, comme j'étais assise à ses pieds, à la tête sur ses genoux (cela m'arrivait parfois, pour me faire pardonner des bêtises que je referais pourtant le lendemain), juste avant qu'il ne s'endorme, il me caressant les cheveux et dit :« Pourquoi ne peux-tu toujours être une bonne fille, Cathy ? » Ce furent ses dernières paroles.Ici, Kamo m'arracha la lettre des mains.
- Comment c'est, en anglais, cette phrase ?
- Laquelle ?
- Les derniers mots de son père !
Je lui désignai la phrase du doigt :«Why c'est thou notre always ne à good lass, Cathy ?»
- À good lass ? Qu'est-ce ce que ça veut dire, lass ?
- C'est un mot écossais, on l'a vu avec Mlle Nahoum, ça veut dire «jeune fille» en écossais.
- Continue...
Je n'ai rien d'autre à vous dire. Vous avez envoyé cette lettre comme on jette une piere par-dessus un mur : il est juste que vous sachiez où elle est tombée.
Ma réponse n'attend rien de vous.Catherine Earnshaw
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Kamo l'agence Babel (1992)
Mystery / ThrillerKamo, un adolescent parisien de 14 ans fait le pari avec sa mère d'apprendre l'anglais en trois mois. Il débute alors une correspondance avec la mystérieuse Catherine Earnshaw par l'intermédiaire de l'agence Babel. Le narrateur, meilleur ami de Kamo...