Chapitre 4 - Tess

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Je fixe quelques secondes l'écran de mon téléphone, mais rien ne s'affiche sous mon message. Arya n'est pas en ligne. Je soupire.

Je pose mon portable face vers le bas sur le comptoir de mon étroite salle de bain. Les paumes appuyées contre la surface blanche de la mélamine, je regarde mon reflet dans le miroir, mes yeux rougis, mes cheveux emmêlés, mon maquillage ayant perdu toute forme d'esthétisme. Mon regard toujours plongé dans le mien, je retire un à un mes vêtements : je me débarrasse de ma veste de jeans, passe ma robe soleil par-dessus ma tête, dégrafe mon soutien-gorge en dentelle, puis je fais lentement descendre ma culotte. Je m'immobilise un moment, parcourant mon corps des yeux dans la glace. Chaque courbe, chaque angle, chaque anomalie humaine. Je ramène mes cheveux d'un côté, détache une boucle d'oreille, puis l'autre, que je dépose toutes deux près de mon téléphone. Pour la première fois depuis trois mois, je retire aussi l'anneau doré à ma narine. Ce n'est plus moi, je ne sais plus qui est celle que je regarde, cette inconnue dans le miroir qui me renvoie un regard éteint. Je termine ma mise à nu par la chaînette à mon cou, que je détache précautionneusement. Elle est délicate et l'anneau gravé qui y pend s'y balance dangereusement. Elle me vient de mon père.

Les bracelets à mon poignet y restent. Ils sont là depuis si longtemps, il est maintenant impossible de les détacher. Le seul moyen de les retirer serait de les couper. Et je n'y suis pas prête. Pas encore.

Je tourne lentement les robinets de la douche, l'eau chaude en premier, au maximum, puis l'eau froide, à peine un quart de tour. Sous le jet, j'entre nue, vulnérable. Je mouille mon visage d'abord, effaçant les cicatrices de la journée, préparant le terrain pour les prochaines bombes. Puis, je laisse l'eau glisser sur mes cheveux, atteindre le fond de ma tête et mordre mon crâne. Ça me fait du bien. La chaleur opaline entre par chacun des pores de ma peau, un réconfort m'envahit. L'eau dévale tout mon corps, l'avale, et crache un brouillard autour de moi. Je ferme les yeux encore, me plongeant dans l'obscurité galactique derrière mes paupières. L'étreinte de l'eau m'apaise. J'ai envie d'y rester jusqu'à ce que ma peau se lézarde comme celle d'un fruit séché. Je veux passer ma vie ici, dans le confort d'un câlin impersonnel, sans signification aucune. Un simple câlin, de moi à moi.

J'appuie ma tête contre la céramique éternellement froide du mur, le dos tourné vers le jet bouillant. La chaleur s'immisce entre mes vertèbres, entre mes côtes, tout mon corps est enveloppé, jusqu'à la moelle. L'eau glisse le long de ma peau sans être retenue par aucune prise, poursuivant inlassablement son chemin vers le sol.

Je pense à elle, à sa voix, à son visage, à son corps près du mien. Je n'ai pas envie de me toucher comme je l'ai si souvent fait avec cette image en tête. Non, pas ce soir. Je pense à ses bras autour de moi, privilège que je n'ai jamais eu, que je n'aurai probablement jamais. J'aimerais pouvoir dire « pas encore »... Mais je préfère oublier.

Je la revoie face à moi, les yeux dans l'eau, la gorge serrée. Je la sens, sa main dans la mienne, sa peau, pour la première fois, en contact avec la mienne. Je l'entends me dire qu'elle m'aime. Je la crois. Ce serait trop difficile de nier. Mais elle l'aime aussi lui, et elle l'aime plus. Elle est avec lui maintenant. Et je ne sais même pas qui il est...

Avant, j'avais une chance de l'oublier, de la faire disparaître de mes pensées. Maintenant qu'elle est là, qu'elle est bien réelle, ce n'est plus possible. Je devrai la croiser chaque jour, peut-être même lui parler, tout en retenant cette partie de moi qui désirerait seulement la prendre à part et l'embrasser à en perdre le souffle dans un coin de mur à la sortie des cours.

Mes os d'aluminium une fois réchauffés, je verse une petite quantité de shampoing dans ma main et, toujours le dos sous l'eau, commence à frictionner mes cheveux maintenant plus châtains que blonds. Ils sont beaucoup trop longs, je ne les ai jamais eu aussi longs. Je glisse mes doigts entre les mèches sans éclat, moussant bien chacune d'elles. Puis je rince, et répète machinalement les mêmes gestes avec le revitalisant. Je demeure plusieurs secondes immobile, perdue dans le monde invisible des pensées. Mais je ne pense à rien. Je ne ressens rien. Je suis, c'est tout. Puis je reviens à moi, comme un robot dont on aurait remis les piles, et reprends machinalement ma toilette, mes doigts parcourant délicatement la surface laiteuse de ma peau.

Après une vingtaine de minutes sous l'eau chaude, ma peau a pris une légère teinte rougie. Ça me fait sourire. Je ferme les robinets, tire le rideau, puis enveloppe mon corps dans une grande serviette bleu ciel, me rappelant mes vacances à la mer avec ma famille il y a bien une dizaine d'années. J'étais heureuse à l'époque. Enfin, je crois...

Je frictionne mes cheveux avec un coin du tissu épais, les asséchant du mieux possible avec le résidu de force qu'il me reste. L'idée d'aller chercher les ciseaux de cuisine et de les couper me traverse l'esprit, mais je n'y vais pas. Je les frotte, puis j'éponge la surface rosie de mon corps. Ma peau reprend lentement sa pâleur habituelle, mais les plaques rouges dans mon cou ne disparaissent pas, témoignant de toutes les larmes versées depuis mon retour chez moi. Mes paupières sont légèrement enflées, je sais que demain tout cela aura disparu. Il n'y aura plus aucun témoin de ce moment.

Demain... Je n'ai pas envie d'affronter demain.

La serviette autour de ma taille, je quitte le sauna qu'est devenue la salle de bain et rejoins ma chambre. Je ferme la porte, même si je vis seule. La serviette tombe à mes pieds et j'ai vite froid. Je me dépêche d'enfiler le plus doux de mes pyjamas, celui offert par ma grand-mère au Noël dernier : un pyjama de coton à l'effigie des Calinours. Pour ma grand-mère, je serai toujours petite. J'ai une pensée pour elle. Je sais qu'elle n'aimerait pas voir sa petite-fille dans cet état. Je prends une grande inspiration.

Il est encore tôt. Normalement, vu mon horaire plutôt léger, je me permettrais d'écrire et d'écrire jusqu'à ce que mon esprit n'arrive plus à aligner deux mots correctement. C'est ce que j'ai fait, tout l'été, quand Arya et moi ne pouvions pas être « ensemble ». Mais ce soir, je n'ai pas envie d'écrire, j'ai envie d'oublier. Tout simplement.

Je vais récupérer mon portable laissé dans la salle de bain avec mes quelques bijoux. Je prends soin de ramasser ceux-ci et de les replacer dans leurs boîtiers respectifs, dans ma chambre. Puis, je jette un œil à mes notifications. Aucune. Je soupire.

Je déverrouille l'écran, qui s'ouvre directement sur ma conversation avec elle. Elle n'a pas répondu, mais elle a vu mon message. Elle m'ignore. Cette vérité étreint mon cœur aussi vivement qu'un aigle tiendrait sa proie entre ses serres. J'éteins mon téléphone, soupire de nouveau. Je m'assois sur mon lit, attrape le fil de mon chargeur pendouillant au coin de ma table de nuit, et branche mon téléphone, que je pose sur cette dernière. Sa lumière bleue illumine la pièce quelques secondes, puis disparaît, comme ma volonté de faire quoi que ce soit de plus ce soir.

Je me glisse sous mes lourdes couvertures et saisis un des petits coussins, que je cale au creux de mes bras. Ma tête, lourde, s'enfonce dans l'oreiller et je ferme les yeux. Je veux juste dormir.

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*** Merci à Nezy02 pour sa jolie contribution à ce chapitre. Merci pour ta révision et ton temps !***

Identité [GxG]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant