1 - Nuits blanches

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La première fois qu'il tomba amoureux, ce fut lorsqu'il découvrit la lecture. Le jour où il fit connaissance avec l'écriture fut la seconde fois. Son troisième grand amour – dans l'ordre chronologique, bien sûr – fut l'électro-swing. Il visionna par hasard un clip musical de Caravan Palace, un autre de Parov Stelar – les plus connus, mais pas tout à fait ses préférés, il le saurait quand la carte mémoire de son téléphone serait pleine de ces morceaux dansants et drôles dont il ne se passerait plus jamais – et ce jour-là, sa vie fut complète. Ainsi, le jour de ses trente-quatre ans, il pensa qu'il était sauvé, qu'enfin tout irait bien. Il lisait tous les matins, écrivait tous les soirs, berçait son cerveau dans une mer de sons toute la journée, et rien n'aurait pu le rendre plus heureux après la vie qu'il avait eue. Ça avait valu le coup, de tenir aussi longtemps, et il ne pensait pas un jour être aussi reconnaissant envers la Faucheuse de ne pas avoir voulu venir le chercher, les trop nombreuses fois où il l'avait appelée. Tout ça, c'était fini, Archie avait envie de vivre. Cet après-midi d'été où son cœur explosa pour la quatrième fois, il songea que son passé était définitivement enterré. Non seulement il était entier, mais en plus, il y avait une cerise sur le gâteau !

La cerise s'appelait Eric. Il n'aimait pas l'électro-swing, il n'aimait pas la musique tout court. Il préférait le cinéma et les jeux vidéo. Archie l'avait rencontré sur Internet un soir de pluie, un de ces soirs où l'étrange envie de réveiller l'un des rares jeux qui somnolaient sur son disque dur avait frappé à sa porte. Depuis qu'ils vivaient ensemble, Archie n'avait plus touché à un seul jeu qui impliquât d'autres participants. Il n'écrivait plus beaucoup non plus, et quand il crachait quelques mots, c'était pour les effacer aussi sec. Quant à la swing...

Leur relation avait pourtant bien débuté, plus que bien en réalité. Ils avaient communiqué à distance pendant un mois, avaient dîné ensemble dans la meilleure pizzeria qu'ils avaient pu trouver entre leurs adresses respectives – Eric habitait près de Metz, Archie à Bordeaux – avant de coucher ensemble, sans beaucoup d'énergie à cause de leurs ventres pleins, et tout se passait si bien qu'Archie était venu vivre à ses côtés seulement deux semaines plus tard. C'était rapide, mais à l'époque, il ne lui était pas venu à l'esprit que ce n'était pas parce que tout allait mieux pour lui que sa vie s'était vidée de ce qui était trop beau pour être vrai. Il était ivre de bonheur. Il passa les semaines suivantes dans un état d'ébriété absolue qui facilita grandement la tâche à Eric pour le faire perdre pied. Eric vendait du rêve, du putain de rêve étoiles incluses. Le problème, c'est que le ciel avait viré au rouge.

Archie n'aurait su trop dire à quel moment cela s'était produit. Il avait les yeux rivés sur l'autre ciel, celui qu'il croyait voir dans les prunelles d'Eric et n'avait pas prêté attention à ce qui se passait au-dessus de leurs têtes, surtout de la sienne. Il ne voyait plus rien, il n'y avait rien d'autre que lui, Eric, son monde, sa cerise qui avait fini par devenir le gâteau, le meilleur des gâteaux à la cerise même s'il l'avait mal digéré, ça ouais, il avait le cul vissé aux chiottes et la gueule au-dessus de la bassine depuis un bon moment. Il avait dû remarquer dans le reflet de sa gerbe que le ciel avait changé. Ou alors c'était son dégueulis qui avait jailli jusque sur le dôme céleste, c'était possible aussi. En tout cas, ce n'était pas son sang. Jusque-là, jusqu'à ce soir, Eric ne l'avait pas fait couler, enfin, sauf si l'on comptait cette sombre histoire de fissure anale, mais c'étaient des choses qui arrivaient quand vous n'étiez pas très chaud au préalable... Quand on y pensait, ouais, Archie avait chié rouge pendant trois ou quatre jours, ou plus, pour ce que ça changeait, alors peut-être que ça avait un peu giclé sur le ciel au passage. Mais pourquoi Eric n'aurait-il rien nettoyé ? Pourquoi l'homme qui l'aimait aurait-il laissé son monde s'ensanglanter ?

Son cerveau était une éponge noyée d'hémoglobine. Une hémoglobine rouge cerise. De lourdes gouttes en tombaient pour s'écraser sur sa poitrine, là, pile au milieu de la cage thoracique. Ça faisait un mal de chien. Il en aurait pleuré si les sanglots et le manque de sommeil n'avaient pas gonflé et asséché ses yeux. Ses nuits étaient aussi blanches que les murs de l'hôpital. Comme si l'absence de couleur pouvait effacer le rouge, mais ce n'était pas possible, on effaçait les couleurs avec du noir, pas du blanc, c'était même le contraire. Le blanc contenait toutes les putains de couleurs, merde, on savait ça depuis le lycée, ou même avant, bande de cons !

La coque de son téléphone portable était violette. Sa couleur favorite jusqu'à aujourd'hui – elle ne le serait plus, il fallait mélanger du rouge au bleu pour l'obtenir. Mais il s'en saisit, parce que sa musique l'y attendait. La swing et le jazz, c'était doré et cuivré, tout le monde le savait, c'était proche du rouge parfois, putains de couleurs chaudes, de teintes qui crament, mais ça brillait, toujours, ça collait des étoiles dansantes sur les rétines et ça tintait, ça brillait même dans les oreilles, d'ailleurs ne disait-on pas que les étoiles chantaient ? Où avait-il entendu ça ?

Il mit ses écouteurs et fit défiler la liste de titres. Cela faisait tant de temps... Son artiste préférée n'était-elle pas Alice Francis ? L'une d'elles, ça, il en était certain. Il lança St. James Ballroom, non sans appréhension, et son cœur se brisa en mille morceaux. Il écoutait l'une des chansons qui l'avaient sauvé, pour la première fois depuis six mois.

Six putains de mois sans swing, sans étoile sur son ciel qui rougissait et s'apprêtait à lui couler sur la gueule.

Les étoiles brillent-elles toujours dans un ciel rouge ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant