Archie ne cessait de redécouvrir l'incroyable difficulté de recommencer quelque chose. Se lancer était déjà compliqué, en tant qu'écrivain il le savait bien, mais rebrousser chemin et repartir de zéro, revenir sur un manuscrit et le corriger, voire tout réécrire, c'était de très loin le plus dur, parce que c'était fatigant et, il faut le dire, horriblement chiant. Ça se faisait quand vous étiez isolé avec la musique la plus brutale possible dans les oreilles – pour Archie, c'était la bande-son de League of Legends, Indochine et d'autres groupes de rock des années quatre-vingts, sans oublier l'electro-swing la plus bordélique qu'il connût – et avec une quantité considérable de bouteilles d'eau, le café étant réservé aux étapes les plus pénibles et aux coups de mou, sinon vous pétiez les plombs et vous balanciez votre ordinateur par la fenêtre. Finalement, le seul moyen qu'il avait trouvé de prendre plaisir à la refonte d'un premier jet consistait à attendre un an avant de s'y attaquer, et quand on était écrivain professionnel, on ne pouvait pas se permettre de délai aussi long. Tant pis, il faisait avec, sa musique adorée pour compagne de route, et essayait d'oublier qu'à moins d'attendre une année voire un ou deux mois de plus, il ne pouvait faire le voyage une seconde fois. Il avait suivi ses personnages jusqu'à la fin de leur aventure, c'était fini, et il ne lui en restait que des souvenirs qui, en tant que tels, l'attristaient plus qu'un lendemain de soirée. On remballe tout, la fête est finie, il faut nettoyer le bazar qu'on a foutu, rempiler les chaises au coin de la salle et remplir les poubelles, la pièce doit être impeccable pour la prochaine, le cerveau doit être immaculé pour accueillir l'histoire suivante, les personnages ne voudront pas s'asseoir au milieu d'une montagne de déchets et des odeurs de pisse et de gerbe laissées par d'autres – quoique, certains ne disaient pas non, si c'était pour deux minutes, le temps de dire bonjour à Archie et aux lecteurs potentiels. Mais c'était une autre affaire, bien plus amusante que ces satanées relectures durant lesquelles personne ne venait vous voir, vos guides étaient restés sur place alors que vous aviez dû rentrer à la maison, vous étiez seul et deviez vous préparer à repartir. Vous vous asseyiez non loin de la ligne de départ, plus ou moins confortablement, votre cigarette à la bouche si vous fumiez, vos écouteurs dans les oreilles si vous aimiez la musique, la dernière bouteille d'eau de votre pack spécial corrections entre les cuisses, et vous attendiez l'arrivée de vos prochains coéquipiers après leur avoir passé un coup de fil ou envoyé un message. Ils étaient toujours au rendez-vous, rarement en retard, et vous les voyiez arriver de loin – le terrain était plat. Les silhouettes se dessinaient, se précisaient, et déjà ils étaient là et sans les connaître entièrement, vous les aimiez de tout votre cœur, et vous saviez qu'ils seraient là pour vous jusqu'à la ligne d'arrivée. D'ici là, vous sauriez presque tout d'eux et à quel point ils vous manqueraient, combien les adieux vous déchireraient et quelle joie vous éprouveriez si l'un de ces êtres venait à se pencher sur vous et dire au creux de votre oreille, avec un sourire complice, que vous vous reverriez un jour, peut-être pas tout de suite... mais un jour, oui. Et vos souvenirs s'en trouvaient un peu plus joyeux. À la nostalgie s'ajoutait une promesse.
Ça n'avait pas été le cas avant cette traversée-là. Parce que tout se passait toujours mieux en fiction. Parce que la vraie vie était sale, dégueulasse, parce que les vrais gens étaient cons et incohérents, parce que le vrai monde était injuste et parce que les vraies fins étaient mauvaises. Archie se souvenait de ce jour, des mois auparavant, lorsqu'il sortait encore, lorsqu'il travaillait encore pour ainsi dire, lorsque s'imposaient une virée en voiture – ce qui était très bien – et une apparition publique – ce qui l'inquiétait beaucoup plus ; ce jour où il s'était dit que la vie était un cycle, ou un arbre, ou les deux... C'était bien un mélange des deux, un réseau complexe en circuit fermé, comme un cerveau, avec la moelle épinière et le reste, ça partait dans tous les sens mais c'était fermé, les signaux filaient et revenaient, c'était un cycle, un putain de cycle de merde. Vous preniez une inspiration hors de l'eau et le monstre des abysses vous rattrapait par la cheville. Et c'était reparti, il fallait vous débattre à nouveau jusqu'à l'épuisement. Stade qu'Archie avait atteint.
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Les étoiles brillent-elles toujours dans un ciel rouge ?
Fiction généraleC'est une énième histoire qui n'aurait jamais dû commencer. L'histoire d'une destruction, peut-être calculée, ou peut-être pas, pour ce que ça peut faire. Tout ce que sait Archie, c'est qu'avant de le rencontrer, il commençait à aller mieux. Histoir...