« Et sinon, pourquoi t'es végétarien ?
— Parce qu'un jour j'ai fait une livraison dans un abattoir et j'ai failli m'évanouir sur place. C'est drôle parce que... j'ai vécu à la campagne, dans ma famille ça plumait des poulets, ça dépouillait des lapins, tout ce que tu veux... mais l'abattoir, mon gars... j'ai refait la peinture de leurs chiottes. C'est peut-être la vie en ville qui m'a changé, je sais pas. »
Eric sourit gentiment en buvant une gorgée d'eau. Il a un sourire à tomber par terre. Ce n'est même pas un sourire parfait, Archie a déjà repéré deux dents un peu décalées et une troisième cassée, et c'est bien comme ça, parce que c'est le sourire le plus doux qu'il ait jamais vu, tout comme les lèvres d'Eric, c'est fou ce qu'il peut avoir du mal à se concentrer sur autre chose que ça, cette chair veloutée qu'il désire sur son corps tout entier, là, tout de suite, tant pis pour la bouffe, on peut baiser sur la table et finir les pizzas après, pas vrai ?
Ils ne se sont embrassés que sur la joue pour le moment. La barbe d'une semaine d'Eric a noué un agréable contact avec sa peau. Il est hirsute, avec deux ou trois poils plus longs que les autres, et ça le fait rire, Archie, il trouve ça adorable, il a envie d'y glisser ses ongles, de jouer avec et de lui chatouiller le cou. Puis il caresserait ses cheveux dorés, ébourifferait cette coiffure bien trop soignée, et sa toute nouvelle apparence le ferait fondre. Il l'embrasserait sur le crâne, entre deux épis – Eric est un peu plus petit que lui, peut-être un mètre soixante-quinze – puis sur le front, puis sur le nez, puis plus bas...
« Archie, tu manges trop vite », sourit-il, deux émeraudes pétillantes à la place des yeux – Archie pense à une bouteille d'eau gazeuse – avant de poser sa main sur la sienne. Il a une cicatrice à la naissance des doigts, une coupure de cinq centimètres, fine et blanche. Eric est flic. Archie s'imagine qu'il a pu prendre un coup de couteau, ou quelque chose comme ça. Il ne le lui demandera pas aujourd'hui, ou peut-être que si. Mais plus tard.
« C'pas moi qui suis trop rapide, c'toi qu'es trop lent !
— Parle donc pas la bouche pleine !
— T'inquiète pas, parler la bouche pleine n'est pas dans mes habitudes si elle est bien remplie », fait Archie en affichant la plus belle tête de beauf de son répertoire.
Eric recrache toute son eau dans son verre.
« Mon gars, t'es sérieux !
— Quand il s'agit de s'amuser, je suis toujours sérieux.
— J'aime cette formule et cet état d'esprit, monsieur l'écrivain ! »
Le rouge lui monte aux joues d'un coup.
« M'appelle pas comme ça, rit-il, mal à l'aise.
— Ben quoi ? s'amuse Eric. T'es écrivain, oui ou non ?
— Oui, souffle Archie en baissant les yeux sur son dernier morceau, mal assuré.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Rien, t'inquiète.
— Laisse-moi deviner : tu te crois mauvais, c'est ça ?
— Pas mauvais, mais... »
Il prétexte sa dernière bouchée pour s'interrompre. Son travail d'auteur est le seul sujet qui puisse lui faire perdre toute son assurance de façade. Si vous le lancez sur l'époque où il parcourait les routes en semi-remorque, il se fera un plaisir de vous abreuver d'anecdotes, de vous montrer les enregistrements de sa caméra embarquée qu'il préfère, et si vous lui en laissez le temps, il vous expliquera en détail le fonctionnement d'un moteur diesel. Si c'est sur la littérature du Moyen Age ou du XIXe siècle que vous l'interrogez, vous en aurez aussi pour un moment – avant qu'il ne repense à son doctorat avorté et ne s'immerge peu à peu dans la déprime ; dans ce cas, ne vous inquiétez pas, cela ne durera qu'une vingtaine de minutes. Mais si vous entreprenez de commenter ses romans ou même de lui poser des questions sur son écriture, il se liquéfiera sur place. Ça ne rate jamais. C'est probablement son point le plus sensible. Et ça, Eric vient de le comprendre. Il le note. Peut-être un changement s'est-il opéré dans son expression. Si c'est le cas, Archie ne le voit pas.
Il se montre honnête. Non, il ne les a pas lus, les romans d'Archie, mais il les a vus sur les étagères des grandes surfaces. Désolé, il ne lit pas beaucoup. Archie ignore s'il doit en être soulagé ou un peu déçu, il sait juste qu'il se sent affreusement vulnérable à cet instant-là. Il n'a plus faim, mais il regrette de ne pas avoir davantage à se mettre sous la dent, juste pour avoir l'air concentré sur quelque chose d'extérieur à cette conversation.
« Si les gens aiment, c'est que c'est sûrement bon.
— Ça veut rien dire.
— Puis c'est quoi, un bon livre, hein ? C'est subjectif, non ?
— On sera tous d'accord pour dire qu'un livre écrit façon SMS tout le long, c'est de la merde.
— T'écris pas en SMS, si ?
— Bien sûr que non ! s'exclame-t-il comme si on l'avait accusé d'un outrage inqualifiable.
— Et puis, il y a des gens qui aiment les livres écrits... n'importe comment, alors peut-être que c'est pas si mauvais. Personne peut décider de ça.
— Les bons livres sont ceux qui ont un impact.
— Positif ou négatif ?
— Peu importe, faut que ça marque.
— Du coup, si un livre t'a marqué parce que tu l'as trouvé vraiment mal écrit, il est bon ?
— Je parle d'impact émotionnel. Ou intellectuel, tiens.
— Hum, je sens l'ex-étudiant en lettres qui parle.
— Il est toujours là. Pour te casser les couilles !
— Il me cassera pas les couilles. »
Archie prend cette phrase pour un compliment. Il n'a aucune raison de penser autrement. Le sourire d'Eric est magnifique.
Et jusqu'ici, tout va bien.
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Les étoiles brillent-elles toujours dans un ciel rouge ?
Ficção GeralC'est une énième histoire qui n'aurait jamais dû commencer. L'histoire d'une destruction, peut-être calculée, ou peut-être pas, pour ce que ça peut faire. Tout ce que sait Archie, c'est qu'avant de le rencontrer, il commençait à aller mieux. Histoir...