Je réfléchis trop, trop vite. Tout se bouscule dans ma tête. Je suis trompée. Mon copain me trompe. Est-il toujours mon copain alors ? Il ne m'aime peut-être même plus. Depuis combien de temps ? Trop de questions et aucune ne trouve de réponse. C'est trop. J'essaie de me détendre, de me relaxer pour trouver un sommeil qui ne vient pas. Au bout d'un moment, l'alarme du réveil retentit. Il est déjà sept heures. Je n'ai pas dormi.
Neuf heures se sont écoulées depuis la découverte de la langue d'Alice dans la bouche de Lilian. Neuf heures, c'est long. C'est plus qu'une nuit complète, ou même qu'une journée de cours. Alors que j'étais plongée dans ma dissertation, shootée par la fatigue et la codéine, je n'ai finalement pas vu le temps passer. Pourtant, c'était long. Je n'ai pas dormi.
Je reste allongée vingt minutes de plus, mon corps comme plaqué par la gravité, incapable de bouger. Je ne sens plus rien, je suis complètement engourdie. Alors que j'essaie de me lever, des fourmillements douloureux envahissent mes membres. Au bout de ce qui parait une éternité, je finis par réussir à me redresser. Je me sens vraiment mal. J'ai la nausée, et ma tête est encore plus douloureuse qu'elle n'a pu l'être ces dernières semaines. En descendant la mezzanine, j'ai le vertige et rate les deux dernières marches : je m'étale par terre alors que mes genoux heurtent violemment l'échelle. Pas le temps de m'apitoyer. Il ne manquerait plus que je sois en retard pour rendre la dissertation de philo. Je fais chauffer l'eau de la douche, et allume aussi la bouilloire, pour refaire du café. Je vais en avoir besoin. Je choisis aussi quelques vêtements adaptés : un bas de jogging noir et un très gros pull gris. Une tenue réconfortante, presque un pyjama. L'eau chaude me ramollit encore, mais je me sens quand même vaguement mieux en sortant de la douche. J'ai très mal à la tête. Je dissous de la codéine dans mon café, ce qui ne lui donne pas un meilleur goût. Je ne parviens pas à manger, bloquée par la nausée.
Une fois habillée, j'hésite à me maquiller. Je le fais quotidiennement, mais je pense pouvoir faire l'exception pour cette fois. Quand je lève les yeux vers mon reflet dans le miroir, je décide finalement de ne pas pousser le naturel à bout. J'ai la peau tirée, rouge, irritée comme si je l'avais frottée pendant plusieurs minutes. Mes yeux sont injectés de sang et mes paupières tombent, épuisées.
Je tente tant bien que mal de me maquiller, pour ne pas montrer que je suis incapable de m'organiser correctement, et ne pas faire tâche au milieu de mes camarades. Les apparences comptent.
J'arrive au lycée un peu avant huit heures, pas en retard finalement. Je rejoins le groupe de khâgneux stationnés devant la salle de philosophie. La khâgne, c'est la deuxième année de prépa littéraire, la première étant l'hypokhâgne. Manon me regarde arriver de loin :
"– Dis donc, t'as fumé quoi ? Tu as les yeux complètement éclatés, t'es défoncée ?
– J'ai pas dormi, j'ai dû finir la dissert' de philo...
– Toi aussi tu croyais que c'était pour la semaine prochaine ? Moi j'ai laissé tomber, j'ai bossé quatre heures dessus, comme au bac tu sais, et j'ai arrêté. C'est bâclé mais au moins j'ai dormi !
– J'ai bâclé aussi mais ça m'a quand même pris du temps. Je me sens pas très bien. "
Sans que je n'ai de contrôle dessus, de fines larmes coulent le long de mes joues. Je les essuie rapidement d'un revers de la main. Inspiration. Expiration. Je souris à Manon : "La fatigue." . Mon visage reste humide.
"Tu es sûre que ça va aller ? Tu n'as vraiment pas l'air bien !" enchaîne-t-elle pourtant.
Je souris à nouveau : "Vraiment, c'est juste la fatigue. Je vais bien ne t'inquiète pas".
Elle me prend dans ses bras, et frotte mon dos. Les vêtements qui se froissent sur ma peau me procurent une étrange sensation. Je me sens déjà moite alors que je sors tout juste de la douche. "Courage ! me lance Manon. Courage pour la journée."
A huit heures pile, le professeur de philosophie arrive et ouvre la salle. Nous prenons place, certains avec des cernes - plus ou moins marqués - sous les yeux. Je me laisse tomber sur la chaise.
A côté de moi, le siège est vide. Il ne l'a pas toujours été. L'année dernière, de septembre à février, la place était occupé par Lily. Mais un jour, Lily avait tout simplement cessé de venir. Un soir elle était là, comme d'habitude. Elle m'avait dit "Salut, à demain !". Le lendemain elle n'était pas venue. Au bout de quelques jours d'absence, j'avais fini par lui envoyer un message. Lily s'était reconvertie en fac de droit. Elle ne m'en avait jamais parlé. Nous parlions beaucoup pourtant, il y avait une bonne entente entre nous, peut-être même le début d'une amitié. Nous discutions de nos livres préférés, des séries que l'on regardait. Je savais qu'elle était frustrée en prépa, mais je ne m'imaginais pas que c'en était au point d'abandonner. A l'époque, je n'avais pas compris sa décision. "Je pense que je ne suis pas faite pour la prépa" m'avait-elle dit, "trop de travail, peu de gratifications, j'arrête ".
Concrètement, je m'étais surtout retrouvée assise seule pendant les cours, huit heures chaque jour. En plus, comme j'étais au premier rang, je me retrouvais comme complètement isolée du reste de la classe, incapable de vraiment m'intégrer, seule dans le coin droit de la salle, à côté de la porte. J'en ai voulu à Lily pour cette mise à l'écart. Personne à qui sourire lors des envolées lyriques cultes de certains professeurs ; personne à qui chuchoter pendant les quelques flottements de la journée : juste moi, et ma solitude. Je lui en ai voulue de ne pas m'avoir expliqué, de ne pas avoir compris. Elle est partie depuis un an maintenant. Même son souvenir commence à s'évanouir. Je pose mon sac sur le siège.
Le professeur commence par ramasser les dissertations. Aucune ne manque à l'appel, tous mes camarades rendent un travail. Certains semblent plus légers que d'autres. Moi, j'ai rédigé quatorze pages. Quatorze pages de médiocrité, certes, mais quatorze pages quand même.
J'ai vraiment très mal à la tête. J'enfouis mon crâne entre les mains. Au bout d'à peine quelques minutes, je suis incapable de comprendre ce qui est dit. Je prends des notes que je ne parviendrai pas à relire plus tard. Ma conscience s'effrite, et je sombre.
VOUS LISEZ
Une Semaine en Enfer EN PAUSE / REECRITURE
General FictionCamille est en deuxième année de prépa littéraire. Depuis toujours, c'est une brillante élève, une amoureuse fidèle, une amie loyale. Pourtant, le château de cartes qui constituait sa vie s'écroule, alors que le travail s'accumule, que sa santé se...