MARDI - 20 heures

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   La mère de Manon n'a pas voulu que je règle la consultation. Elle a insisté pour que je revienne la voir en fin de semaine, après avoir reçu les résultats des examens qu'elle m'envoie passer. 

   Je l'avais déjà croisée quelques fois chez elle. Manon est l'une des rares de la classe à venir de Dijon. Née ici, elle est allée au lycée à Montchapet, et a fini en prépa à Carnot. La plupart des nos camarades  viennent des autres villes de Bourgogne-Franche-Comté : Beaune, Dole, Avallon, ou Auxerre. Comme la plupart d'entre eux, elle n'a qu'une vague idée de ce qu'elle veut faire ensuite. Rester à Dijon, c'est aller à la fac : aucune grande école n'a élu domicile ici, si ce n'est la BSB, et Manon ne s'y voit pas vraiment. Aucun de nous ne s'y voit d'ailleurs. Le départ post-prépa sera ainsi probablement rendu nécessaire par l'exigence des concours des grandes écoles. 

   Dehors, la nuit s'est encore assombrie. Le ciel est d'un noir sans étoile, et dans ce quartier résidentiel, les lampadaires sont bien éloignés les uns des autres. La lumière manque, et j'hésite plusieurs fois à utiliser le flash de mon téléphone. Je redescends jusqu'au parc Darcy, et le longe tout le long jusqu'à arriver à la place Darcy. Le centre - à l'inverse - est grandement éclairé : l'arc de triomphe, les grands hôtels et le cinéma Le Darcy font scintiller toute la rue. Je remonte la rue de la Liberté, tout au bout jusqu'à la place Saint-Michel. Cette fois, ce sont les trois grandes portes de l'église Saint-Michel qui contrastent avec le noir. Les tours s'élèvent dans l'obscurité, et s'achèvent en deux sphères d'or. Je tourne à gauche. Il fait tellement froid. J'ai beau être assez couverte, et marcher à bon train, mon nez, mes doigts comme mes mollets se refroidissent à vue d'oeil. 

   Je suis presque arrivée. 

   Je compte les marches qui mènent à mon étage. Il y en a vingt-sept. Il y a dix-huit pas dans le couloir jusqu'à ma porte d'entrée. Je marche à reculons. La clé s'est perdue dans mon sac. Trouvée ! Deux tours dans la serrure, et lentement, la porte s'ouvre. Une odeur louche s'en échappe. La vue de mon appartement me dégoûte presque. C'est mal-rangé, même sale par endroits, et la lumière blanchâtre des LEDs n'arrange vraiment rien. 

   C'est l'heure de dîner, je devrais avoir faim, mais ce décor me coupe la faim. Je n'ai pas non plus sommeil, j'ai récupéré un peu d'énergie après avoir dormi toute l'après-midi. Cette semaine, c'est l'occasion de tout ranger, de faire table rase du bazar, dans mon appart et dans ma tête, pour reprendre les cours sereinement. Une sorte de semaine détox. C'est un peu comme ça que l'infirmière l'a présenté, non ? Ranger l'appart physiquement me parait être une bonne entrée en matière. Impossible de toute façon de me faire à manger ce soir sans vaisselle. Je vais aussi devoir changer les draps pour dormir ce soir. Par quoi commencer ? Les lessives ? Les poubelles ? La vaisselle ? C'est une bonne question. Commencer c'est le plus dur, ce sera plus facile une fois dedans. Il faut déjà déblayer. Sac poubelle en main, je récupère tout les déchets visibles. J'entasse aussi mon linge sale dans un gros sac cabas. Je range classeurs et livres dans les étagères. Je vais lancer une machine dans le bâtiment d'à côté, où le propriétaire a mis un lave-linge à disposition, et j'attaque la vaisselle. Au début c'est assez fastidieux, l'évier déborde et de l'eau gicle partout, tâchant encore un peu plus le sol. Un à un, assiettes et couverts s'alignent dans l'égouttoir. C'est ensuite le moment de nettoyer le robinet, celui de l'évier de la cuisine, mais aussi celui de la salle de bains, et les toilettes. Je passe un grand coup de balai, et enfin la serpillière. Ma besogne achevée, je m'affale sur mon fauteuil désormais libéré de ses enchevêtrements. M'agiter m'a réchauffé, et j'ai préparé un chocolat chaud que je sirote lentement. C'est donc ça, le goût du travail terminé ? Je pourrais lire, mais j'ai le cerveau en ébullition. Finalement, cette semaine est peut-être une bonne opportunité. Je vais pouvoir rattraper mon retard, peut-être même m'avancer sur mon planning de révisions ! Je n'ai qu'à procéder comme j'ai procédé pour ranger ici : étape par étape, petit à petit, jusqu'à aboutissement complet de la tâche. 

   Oui mais, je dois aussi me reposer. C'est le but d'origine. Me reposer, pour être en forme pour reprendre les cours et pour les concours dans trois mois. C'est très faisable. Je peux tout faire. Je dois juste bien m'organiser. 


   Je me sens déjà plus apaisée. Tout est rangé, il fait nuit. L'heure est calme. J'ai transpiré à force de m'agiter, il est temps de prendre une douche. 

   Mes cernes sont encore creux et j'ai les traits tirés. Je me lave  à l'eau très chaude pour tout éliminer, pour tout effacer, mais ça ne change rien. Je me sens toujours un peu en décalage, comme pas vraiment consciente, comme si je m'observais d'en-dehors de mon propre corps. J'ai beau frotter, frotter et encore, je ne me sens pas complètement mieux. Je pensais que la douche m'aiderait. Je ne sens pas ni ne vois les larmes qui se mêlent au jet d'eau. Est-ce que je pleure d'ailleurs ? Il fait chaud mais j'ai froid. 

   Je n'irai pas en cours demain. L'idée est perturbante. Les autres vont y aller, travailler, réviser, pendant que moi je serai chez moi. Je devrais y être, mais je n'y serai pas. Ils vont avancer, tandis que je reste bloquée sur-place jusqu'à la semaine prochaine. J'ai le goût de l'échec sur la langue, l'impression de ne pas avoir été assez bonne, pas assez douée pour réviser assez, pas assez endurante pour tenir jusqu'au bout. Les autres sont passés, ils ont réussi, ils continueront et moi demain je n'irai pas en cours. 

Une Semaine en Enfer EN PAUSE / REECRITUREOù les histoires vivent. Découvrez maintenant