MERCREDI - 13 heures 40

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   « Tu voulais aller à la pharmacie ? »

   Il m'indique la pharmacie la plus proche alors que j'incline la tête. J'ai beau habiter ici depuis bientôt deux ans, il est clair qu'il connait la ville bien mieux que moi, alors que lui habite vers le campus, bien loin du centre. 

   Nous arrivons à la pharmacie de la Liberté après seulement quelques pas. Je tends mon ordonnance au guichet, et la préparatrice me rend plusieurs boîtes : il y a d'abord le dafalgan codéiné habituel, mais aussi de nouveaux antalgiques spécial migraine, un protecteur gastrique pour les faire passer, des ampoules de vitamine D, et des pilules de magnésium, pour une cure anti-stress. Beaucoup de nouveautés, on m'explique bien quoi prendre quand mais ça fait beaucoup d'un coup. Il faudra que je note tout ça quand je rentrerai. Carte vitale, mutuelle, et on est dehors.

   Nathan est distant à partir de là. Incapable de se taire quelques secondes avant d'entrer, il est muet sur le chemin du retour.

   Finalement, il rompt le silence quand on arrive au niveau de la rue des Godrans.

   « T'as pas faim ? Il fait faim nan ? »

   Il fait faim ?

   Quand ai-je mangé pour la dernière fois ? Je n'ai pas pu ce matin à cause de la nausée. Je ne me souviens pas non plus d'avoir mangé hier soir, que ce soit avant d'aller voir la mère de Manon, ou après avoir nettoyé l'appart... Hier midi alors ? Manon m'avait gardé un sandwich... Est-ce que je l'ai mangé ? Je ne me souviens même plus.

   Est-ce que j'ai faim ? Mon ventre ne gargouille pas, je ne salive pas à la vue des vitrines garnies des boulangeries, ou devant les assiettes des restaurants. L'idée de manger en elle-même ne me réjouit pas vraiment non plus. Je suis mieux ici, à me balader, blottie dans le froid, des sacs sur les bras, avec Nathan. Pendant ces quelques instants, je ne pensais plus à rien, comme revenue à une moi d'avant, d'avant les problème, la migraine, et les questions foireuses. Est-ce que Maman m'a répondu au fait ? Et Lilian ? Et Alice ? Et Manon ? Elle devait m'envoyer un résumé de la matinée de cours, et il est quoi, quatorze heures ? Je n'ai pas pris ma montre, et apparemment j'ai complètement zappé toutes préoccupations ce matin, à force de vadrouiller partout.

   « Bon t'attends quoi ?

   Nathan s'impatiente.

   – J'attends que mon cerveau me rattrape, il est un peu à la traîne là tu vois.
Quelle heure il est ? »

   Il sort son téléphone de la poche droite de son pantalon. Plus facile à trouver que le mien au fond de mon sac, je l'admets.

   « Il est treize heures quarante exactement. Alors, on va manger ? Ou tu as déjà mangé ?

– Non. »

   Je n'ai pas encore mangé.

   On s'arrête au Colombus rue des Godrans. Nathan a toujours eu une passion pour les bagels, il choisit celui au saumon. J'en prends un fromages-légumes. On s'installe pendant qu'ils les font griller. Nathan est encore un peu sur la réserve, un peu froid. C'est assez discret, mais je sens quelque chose de bizarre. Il est soucieux depuis qu'on est allés à la pharmacie, préoccupé. Quelque chose le travaille. 

   Les bagels arrivent chauds. Nathan, qui avait pourtant si faim, n'attaque pas le sien. 

   « Qu'est ce qu'il y a maintenant ? Tu boudes ? 

Il ne répond pas tout de suite, comme s'il réfléchissait à la formulation de sa phrase. 

– Tu n'as pas juste mal à la tête, n'est-ce pas Camille ? Il y a d'autres choses. 

– Hein ? Qu'est ce qui te fait dire ça encore ? 

– Écoute, que tu n'aies pas envie d'en parler, je comprends, mais là c'est pas très honnête. Tu fais comme si de rien n'était, alors que je vois bien que quelque chose ne va pas, depuis le temps qu'on se connaît, prétendre que je ne vais pas le remarquer c'est limite vexant. 

   Il remue sa paille dans son thé glacé, ne prenant même pas la peine de me regarder dans les yeux. Il commence à siroter, avant de continuer.

– Pourquoi t'as pris autant de codéine à la pharmacie ? Ça te sert à quoi ? 

– Ça marche bien pour calmer mes maux de tête. Ça m'apaise. 

Ça t'apaise ?  Tu peux pas te contenter d'un simple Doliprane ? Ou d'un Ibuprofène, comme tu prenais avant ? C'est de la saloperie ce truc là. 

– Mais d'où ça sort ça encore ? J'ai une prescription pour ça, je me drogue pas non plus. 

– Ah oui ? Et tu en prends combien par jour ? Un ? Deux ? Trois peut-être ? Ou est-ce que tu les prends déjà deux par deux car un seul ne suffit plus à t'apaiser  ?

   Je baisse les yeux. Je n'ai toujours pas touché à mon bagel. Mais je n'ai toujours pas faim, la nourriture ne passe pas. Et je ne vois pas le problème à prendre des médicaments qui me soulagent. 

– J'ai plusieurs potes qui sont devenus addicts à ce truc-là, dès qu'ils arrêtent d'en prendre ils se mettent dans des états pas possibles, à crier partout et sur tout le monde, complètement angoissés, incapables de rester en place. C'est une vraie saloperie je te dis, dérivée de l'opium ou je sais pas quoi d'autre. Tu en prends combien par jour ? C'est des doses de trente milligrammes c'est ça ? 

   Je ne réponds pas, les yeux toujours rivés sur mon plateau. Nathan n'a pas non plus touché au sien,  trop occupé à me faire la morale tout en aspirant son thé. 

– Bref après tu fais comme tu veux, mais tu ne pourras pas dire que je ne t'avais pas prévenue. »

   Il fait tout un plat de pas grand chose. C'est un médicament, prescrit par un médecin, pour mes migraines. Certes en ce moment ça ne me suffit plus, c'est vrai, mais je vais pouvoir espacer un peu les doses grâce aux nouveaux anti-douleurs que la mère de Manon m'a prescrits en remplacement, qui n'ont pas les mêmes problèmes de somnolence que la codéine. 

   Devant moi, Nathan engloutit d'un coup un bon quart de son bagel, et mastique avec entrain. 

   « Sinon, qu'est-ce que tu lis en ce moment ?

– Pas grand chose. Hier j'avais un peu de temps en attendant donc j'ai commencé La Vie devant Soi de Romain Gary. 

– Je connais, je l'ai lu l'année dernière. J'avais bien aimé. Tu me diras quand tu auras fini. 

– Je viens juste de commencer, pas sûr que j'ai le temps de le finir avant... de retourner en cours lundi. » 

   Je goûte mon bagel, timidement. J'ai peur de vomir. Le pain croustille sous mes dents, quelques graines de pavot tombe sur mon plateau. Le fromage de chèvre est chaud, il a vaguement fondu sur la courge rôtie en-dessous, du potimarron peut-être. Il y a un léger goût de noisette. Je crois que c'est bon. Je continue à mastiquer lentement. Je m'approvisionne de petites bouchées. Je mange, et je m'attends à une réaction, quelque chose. Physique ou mental, je crois que je ressens toujours trop, ou pas assez. Mais il ne se passe rien. Quand je relève les yeux, Nathan me fixe, toujours silencieux. 

Une Semaine en Enfer EN PAUSE / REECRITUREOù les histoires vivent. Découvrez maintenant