10 - cendres

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Maher resta coi, un instant, avant de cligner des yeux. Avait-il bien entendu les propos de Lothaire ?

- Êtes-vous en train de me dire que le roi vous a chargé de jeter en pâture sa première née au Dragon Rouge ?

Le chevalier déglutit de nouveau, le regard posé sur l'enfançonne qui dormait encore, et hocha la tête, abattu.

- Vous vous rendez compte que ce que vous êtes en train de me dire n'a absolument aucun sens, tout de même ?

Il hocha encore la tête, les yeux clos.

- C'est ... à cause de la légende.

Oh. Maher prit une vive inspiration, et montra les dents, malgré lui. Il haïssait cette légende. Foutu mythe.

- Cette histoire de sacrifice ?

- Oui ... Le royaume s'est après tout fondé ... là dessus.

L'on racontait que leur patrie était auparavant un champ de ruines, dévasté par la famine et les maladies. Le premier roi, désespéré, était alors allé voir les Dragons, pour leur demander de l'aide. Ces derniers avaient accepté d'enchanter leur terre, d'en faire le plus beau de tous les royaumes, à condition qu'il leur cède son premier né. À contre-coeur, le roi avait sacrifié sa famille pour son royaume, s'assurant mille ans de prospérité. Lors de moments critiques de l'histoire, d'autres rois avaient cédé leurs premiers nés aux Dragons, contre des faveurs, ou par simple superstition. Certains s'étaient même servis de ce prétexte pour se débarrasser d'un successeur gênant. C'était peut-être le cas de cette petite fille ...

- Pourquoi le roi veut-elle l'offrir en sacrifice ?

À ce terme, Lothaire tressaillit, mais ne fit aucun commentaire.

- ... Selon lui, la guerre est à nos portes. Il souhaite s'assurer de la victoire de notre royaume, murmura-t-il en ouvrant les yeux.

Il serra les poings, de nouveau, et durant un instant, Maher crut qu'il allait se mettre à crier.

- La vérité, c'est qu'il n'a pas supporté d'avoir une fille en tant que première née. Alors autant lier l'utile à l'agréable ... Il m'a chargé d'aller apporter la princesse au Dragon, s'assurant peut-être richesse, gloire, ou je ne sais quel autre souhait, tandis qu'il raconterait officiellement que la reine a été victime d'une fausse couche.

Maher roula des yeux, exaspéré. Le nouveau roi était un homme capricieux et à l'ego surdimensionné. Il plaignait les habitants du château. Et à voir l'état dans lequel était Lothaire ... il le plaignait aussi.

- Donc le roi vous a ordonné d'aller tuer l'enfant, et ... ?

- Et voilà.

- ... C'est très bancal, comme plan. Comment s'assurer que vous accompliriez bel et bien cette mission ?

- Parce que je suis Lothaire Rosario. L'un des membres les plus loyaux de sa Garde, et ... Le dernier né d'une maison vassale. J'ai été élevé dans le but de servir les moindres désirs du roi. C'est mon serment. La fidélité avant tout. Et ... je n'ai jamais failli. Jamais.

Sa voix se brisa sur le dernier mot, et durant un instant, Maher se demanda quelles monstruosités Lothaire avait dû commettre sous les ordres du roi. Mais au vu de son regard hanté ... Peut-être beaucoup trop. Et ce bébé, endormi dans ses langes ... peut-être était-elle celle de trop.

- Le roi m'a confié ce travail, car il savait que ... je n'allais pas m'en détourner.

En effet, si Lothaire avait fait tout ce chemin jusqu'ici ...

- Et vous avez l'intention de laisser l'enfant au Dragon avant de retourner au palais ?

Lothaire éclata d'un rire silencieux, et amer, avant de secouer la tête.

- Non. La Bête me dévorera comme l'enfant. À moins qu'elle ne me réduise en cendres ... Ou autre.

La voilà, la raison de cet abattement. Quoi de plus désespéré qu'un homme au bord de l'abysse ?

- Je vois ... Et vous ne pouvez pas offrir l'enfant à quelqu'un ? Plutôt que de le laisser mourir ainsi ?

Surtout que ... Maher n'était pas stupide. Il n'y connaissait pas grand chose en enfançon, mais il voyait bien que celui-ci avait été bien traité. L'enfant avait tout juste un mois, mais il semblait en bonne santé. Comment le chevalier s'était-il débrouillé pour le maintenir dans un tel état, alors qu'il semblait n'avoir fait que voyager, Maher l'ignorait. Mais il l'avait fait. L'homme qu'il avait en face de lui n'était pas un être cruel, ou sans foi ni loi. Ce devait être un brave homme. Un homme écrasé par la volonté d'un plus puissant que lui. Quelle honte ...

- Je ... Ce n'est pas ... Je ...

- Si le roi n'attend pas votre retour, qu'est-ce qui vous empêche de vous établir quelque part avec la petite, ou bien de la laisser à d'autres avant de mener une vie tranquille ?

Lothaire secoua la tête, vivement, et l'horreur qui marquait ses traits épuisés lui apporta sa réponse.

L'homme était tout simplement ... trop loyal à son roi pour lui désobéir. Ou trop conditionné, sans doute.

- ... Je ne pourrais pas ... J'ai fait tant ...

Il posa une main sur le ventre de l'enfant, et son regard se brouilla de larmes lorsqu'elle hoqueta dans son sommeil.

- Elle ne mérite pas ça, souffla-t-il.

Non, en effet.

- Mais ... les ordres sont les ... ordres ...

Et de tels ordres ... Ça le dégoûtait.

- Après ça ... de toute manière ... Je n'aurai pas la force de survivre, souffla Lothaire, ne se donnant pas la peine d'essuyer les larmes dévalant ses joues.

Il l'aimait, cette gosse. Presque autant qu'il devait haïr sa mission ... ou lui-même. Maher soupira silencieusement, chiffonné. Aucun moyen de lui faire entendre raison, à celui-là ... Bon, eh bien tant pis. Il n'avait pas le choix.

- Je vois ... Dans ce cas, nous partirons dès l'aube.

Lothaire releva un visage confus vers lui, alors qu'il achevait son plat. Maher tira une bourse de la poche, et la jeta sur la table, avec un petit haussement d'épaules.

- Prenez une chambre, lavez-vous, mangez à votre faim. Je vous attendrai ici, au lever du soleil.

L'homme sembla vouloir lui dire quelque chose, mais Maher se levait déjà, en laissant une poignée de pièces sur la table, en guise d'addition.

- J-je ...

- Bonne nuit, Lothaire. Vous, et la petite.

Le chevalier se tut, un instant, l'observant de ses grands yeux cernés, avant de hocher la tête, en guise de remerciement.

Mais alors qu'il s'en allait, Pénélope le rattrapa discrètement, avec un mauvais regard.

- Doit-on s'occuper de lui ?

- Dans le bon sens du terme. Sers-lui ton meilleur ragoût, et apporte-lui tout le cidre qu'il voudra.

Elle haussa les sourcils, peu habituée à ce traitement de faveur, mais il l'arrêta avant qu'elle ne se mette à poser trop de questions.

- Ne lui parle pas, ne lui demande rien. Contente toi de lui apporter de quoi se rassasier. Et apporte-lui tout ce qu'il voudra, même si la requête te semble étrange. Sans poser la moindre question. Compris ?

- ... Bien.

- Merci.

Elle sembla hésiter, un court instant, avant de se pencher vers lui.

- Est-ce que ... La Bête va le réduire en cendres ?

Maher se décala d'elle, en haussant les épaules.

- Nous verrons bien.

Demain, ce serait l'épreuve du feu.

Ou peut-être pas ...

Âmes TrouvéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant