Chapitre 7 : Seule avec ma mère

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Je sais pas depuis combien de temps je suis dans la cuisine, assise raide sur une chaise, mon sac sur les genoux, sans savoir ce que je fais là. Dans ma tête, minute après minute, le même film repasse en boucle. La fin me plaît pas. Alors je recommence parce que pendant qu'il se déroule derrière mes paupières closes, le film, je pense plus à ma mère étendue à quelque mètres de moi.

La nuit est tombée et je regarde la flaque de lumière que dessine le lampadaire derrière le rideau de la fenêtre. Et le film repasse encore. Je me vois lever le vase au-dessus de la tête de ma mère, je la vois se retourner et me prendre le bras. Elle sourit, prend le vase, le repose, me fait un bisou sur la joue et elle me pousse gentiment dehors en me souhaitant une bonne journée avec Angel. C'est carrément impossible ! Elle aurait pas agi comme ça, y a pas photo.

Mais je veux pas croire à autre chose et je recommence à l'endroit où je lève le vase au-dessus de la tête de ma mère, je la vois se retourner et me prendre le bras. Elle sourit, prend le vase, le repose, me fait un bisou sur la joue et me dit que je peux y aller, je peux rejoindre Angel. Elle me souhaite bonne journée mais ça s'est pas passé comme ça et je me dis que si je revois encore une fois le film, cette fois, ça va le faire.

Et comme ça, les heures passent sans que rien n'avance.

Tout est calme dans la maison. Je m'aperçois que ma mère fait beaucoup de bruit d'habitude, au moins avec la télé. Moi aussi, je fais du bruit en temps normal, je suis sûre.

J'ai froid. Je m'aperçois que je balance le buste d'avant en arrière, comme pour me bercer ou comme les fous, au choix. Ou alors, les fous font ça pour se bercer. Oui, ça doit être ça, parce que ça fait du bien, c'est un mouvement que je suis capable de faire pour le reste de ma vie. Si j'arrête, il va falloir que je me lève, que je passe par le couloir où le corps est allongé baignant dans le sang et ça, ça va pas me bercer du tout.

Alors, encore une fois, je lève le vase au-dessus de la tête de ma mère et je continue de me balancer.

De temps en temps, le frigo se met en route. La pendule à pile fait tic-tac. Je savais pas qu'elle faisait du bruit. D'habitude il yen a beaucoup d'autres qui le couvrent. Parfois, un craquement quelque part ou une voiture qui passe, comme les minutes, sans laisser de trace, sans savoir si elle a vraiment existé une fois loin.

Je suis arrivée à une extrémité de ma vie. Je regarde au fond du gouffre et le film se déroule encore et encore. Je ne tombe pas comme dans les dessins animés quand le méchant va s'écraser tout en bas du ravin et où il creuse un trou dans la terre. On le voit ressortir sonné et marcher en zigzagant. Là, je suis sur la chaise et le gouffre est au bout de mes chaussures mais je tombe pas : il y a la table.

Je suis fatiguée. J'enlève le sac de sur mes jambes, je le pose parterre, je me lève, je marche vers le couloir et j'aperçois la tête de ma mère. Alors, je regarde ailleurs. Je passe à côté du corps, mon pied gauche marche dans la flaque de sang, il glisse mais je rétablis l'équilibre sans forcer.

Je vais dans ma chambre. Je m'allonge sur le lit et je tire un bout de couverture sur mes jambes repliées. Je suis en position fœtale et j'ai froid mais j'ai pas envie de me glisser entre les draps. Je vais plus bouger, je vais rester là jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose arrive et change la situation parce que moi, j'en suis incapable.

Je me suis endormie.

J'ouvre les yeux. Il fait noir et j'ai froid. J'ai envie de pisser. Je veux pas bouger. Je referme les yeux. J'attends. Mes oreilles sifflent tellement j'écoute le silence avec attention. Tic tac. Et le frigo. Un craquement. Le vent dans la rue. Le calme. Rien. Je suis ankylosée, ça me fait mal, j'ai des fourmis dans la cuisse mais le premier mouvement, la première seconde va être très douloureuse et je suis pas en état de supporter ça.

J'ai envie de me lâcher et de pisser, là, allongée sur le lit.

Je me retiens. Le frigo vient de s'arrêter. Je bouge. Comme je le savais, ma jambe me fait très mal. J'attends que le sang circule à nouveau.

Que le sang circule à nouveau. Je me répète cette phrase plusieurs fois parce que celui de ma mère, il circulera plus, lui : il en est sorti, il s'est répandu en une flaque où les seules fourmis qui peut y avoir, maintenant, viendront d'une fourmilière. Elles seront vraies. Parce que ma mère est morte.

Je tire la chasse et le bruit est impressionnant dans la nuit. Toujours sans me déshabiller, cette fois je m'allonge sous ma couette, au chaud. Je me tourne vers le mur et je fixe mon regard sur une toute petite tâche de lumière. Et je lève le vase au-dessus de la tête de ma mère.

Quand le réveil sonne, je sais que je dormais. Si on me demandait si j'ai seulement fermé les yeux de toute la nuit, je dirais « non ». Pourtant, je suis reposée.

Je me lève, je passe dans la salle de bain, je me passe juste un gant sur la figure parce que je me sens pas le courage de me doucher. Tant pis. Pour un jour, je vais pas puer, non plus. De toute façon, je m'en fous.

Au fond du couloir, à côté de la porte, même si la lumière du jour est très faible, très pâle, je vois la masse que fait le corps de ma mère. Sur le meuble, le vase n'est plus là. Bien sûr. C'est pas ma mère qui a décidé de venir dormir là. Elle va pas se lever et aller dans la cuisine pour préparer du café. Bien sûr. Elle est juste morte, comme hier soir. Et si je ne fais rien, je pourrais bientôt dire « comme d'habitude ».

Je passe à côté et je marche pas dans la flaque, cette fois.

Je bois un verre d'eau, je prends des biscuits dans le placard, et je mâche tout en regardant par la fenêtre. Je vois Angel qui s'assoit sur le bord du trottoir. Le soleil et un peu plus haut.

Je prends mon sac, je contourne le corps et je sors.

Quand il me voit, Angel m'examine de la tête aux pieds. Je sens qu'il a envie de dire quelque chose, peut-être que je suis habillée comme hier ou alors que j'ai une sale tête, mais il me sourit, juste un sourire. Je dis :

— Bonjour.

Il dit :

— Bonjour.

Rien de plus. Une voiture passe sans trop de bruit et on commence à marcher en direction du lycée.

 Encore une journée qui va être longue.

Maintenant que je suis morte, je peux vivre comme je veux.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant