1 - Jusqu'ici, tout va bien

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10H00 Equivalent Terre (E.T.)

C'est officiel, Henry McDongle s'ennuie.

Rectification : il se désespère. Un bulot dans sa flaque connait plus de frissons que lui.

L'amiral du troisième quart sort de sa torpeur et tend le bras pour attraper la tasse de café qui refroidit lentement sur le côté de sa console. Il regarde négligemment de petits hologrammes danser sur le bureau, puis il grimace en portant le breuvage à ses lèvres : trop froid, l'amertume en devient désagréable. McDongle fait signe au riz-pain-sel de service et s'étire en reprenant une position plus académique au fond de son fauteuil. Le siège lui donne une vue plongeante, presque vertigineuse sur toute la salle de contrôle. Elle est calme, comme toujours, seuls le bourdonnement à peine audible des machines et les clignotements de quelques terminaux trompent la somnolence de l'équipage.

Sans même jeter un œil supplémentaire aux écrans, il sait que tout se passe normalement à bord de son vaisseau. Peut-être un peu trop d'ailleurs. Tout le monde agit avec décontraction, certains officiers s'octroient même le droit de plaisanter à voix basse, comme pour ne pas déranger ceux qui bâillent dans leurs coins. Ils tournent en rond. Il faut dire que la routine s'est installée sur Phoenix, depuis sa dernière manœuvre il y a douze années terrestres. Le gigantesque croiseur interstellaire file dans l'espace tout droit vers sa destination finale, la lointaine H9923-21, sans diverger d'un iota de son plan de vol initial. Durant tout ce temps, ils n'ont jamais corrigé la trajectoire, jamais, l'activité se borne à contrôler les indicateurs qui bipent uniquement pour les stimuler et traiter les opérations de maintenance inhérente à ce type de voyage. McDongle soupire. Il lui reste encore deux ans d'attente trépidante, puis il réveillera l'équipage de l'amiral d'Airain pour retourner dans son caisson d'hibernation douillet. En perspective : neuf années consécutives de sommeil. En quarante ans de carrière, le scaphandre n'est pas le truc le plus dingue qu'il connaisse, la mélasse de compression vous colle les bronches et les extractions corporelles sont juste horribles. Mais au moins, le temps file. Il passera aussi vite que pour les membres de sa famille, endormis dans la troisième capsule du vaisseau. Plus que deux quarts et ils pourront tous sortir des caissons en crachant leurs poumons. Ils toucheront enfin au but : fonder la colonie numéro 43 et effectuer des tâches un peu plus stimulantes.

McDongle lève les yeux au ciel, en l'occurrence, vers la nef vitrée qui surplombe leurs têtes et fait office de toit translucide. Son regard s'attarde sur la coque brillante du Phoenix, principalement éclairée par les propres lumières du vaisseau. Celui-ci fait partie de la dernière génération des arches interstellaires, et à ce titre peut se targuer d'être le croiseur de tous les superlatifs : la plus grande, la plus chère, la plus incroyable, mais aussi la plus monstrueuse des machines issues des esprits impénétrables de nos scientifiques. Phoenix est un tore titanesque de plus de quatre kilomètres de diamètre sur un de large, qui achève une rotation complète en une petite minute. Le boudin boursouflé d'acier constitue la zone habitable du Phœnix : sa révolution permet d'y générer une gravité artificielle similaire à celle de notre bonne vieille terre ; un phénomène physique indispensable pour survivre dans le vide interstellaire. L'axe principal, quant à lui, est long de près de huit kilomètres. Il héberge des centrales produisant des quantités d'énergies colossales, ainsi que le centre de propulsion du croiseur, qui envoient les quatre-vingt-cinq mille passagers du Phœnix tutoyer les soixante-quinze pour cent de la vitesse de la lumière presque sans effort. « Une machine qui en jette, une putain de ville volante », se répète mentalement McDongle. C'est son vaisseau, son navire, sa fusée lancée à l'autre bout de la galaxie pour s'installer sur un caillou terra-formé depuis deux siècles déjà. Tout ça parce qu'il est riche en « gula », le minerai qui fait tourner l'économie de toute l'Humanité disséminée dans la Voie lactée.

L'AmiralOù les histoires vivent. Découvrez maintenant