7 - La vie ne nous appartient pas

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1 heure 17 minutes avant impact

L'amiral McDongle vérifie une dernière fois la charnière de son casque. Les réflexes reviennent vite, bien qu'il n'ait pas revêtu de combinaison SEV depuis des décennies. Henry respire profondément, les sensations sont les mêmes : une atmosphère au goût métallique, le ronronnement des compresseurs, l'assistance électronique lorsqu'il bouge les doigts. L'exosquelette de maintenance est plutôt léger, il ne lui manque que le lourd attirail militaire et les plaques de céramique de protection pour en faire une arme de guerre. Le reflet des spots sur sa visière le renvoie trente-cinq ans en arrière quand, dans la soute du transporteur de troupe, il descendait à la surface d'Europe pour y porter le front. Le véhicule tanguait sous les coups de boutoir des canons antiaériens, les membres de son équipe s'étaient murés dans le silence, priant pour atteindre le sol en vie, pour ne pas exploser en vol. Henry se souvient des tremblements, de l'angoisse qui l'empêchait de respirer, lui qui venait tout juste de terminer ses classes. Personne n'en menait large, à part le gros Vincent qui ricanait seul dans son coin, à jouer les durs. Le gars lui tapait sur les nerfs, il lui aurait bien mis le poing dans la figure.

Puis Henry se rappelle la glace translucide qui dévalait la colline où le vaisseau les avait largués, du ciel noir mangé par l'énorme Jupiter et des explosions silencieuses qui défiguraient la plaine.

La moitié de son unité avait été vitrifiée ce matin-là, comme ça, dans un claquement de doigts. Il avait eu les tympans crevés pour la première fois, le gros Vincent, quant lui, avait définitivement perdu la capacité de rire. Aujourd'hui, pas d'odeur d'ozone ; la carlingue ne grince pas, elle n'est pas chahutée par des tirs de barrage. Le sas est mieux éclairé que la soute de l'époque, le bataillon qui l'entoure est bien plus serein, pourtant le bleu enfoui profondément en lui frissonne encore.

— Monsieur, vous avez demandé à faire partie de l'opération. Cependant, je vous prierai de rester en retrait et à couvert.

McDongle acquiesce, sortant de son introspection. Il se tourne en direction de Sophia Halef-Li qui dirige la manœuvre. Il ne voit que les yeux charbonneux de la jeune femme pointés sur les siens.

— Bien entendu, réplique l'amiral. Après tout, vous êtes la responsable de l'assaut.

— Sauf votre respect, Amiral, soutient l'officier, vous n'avez pas bien compris ce que je veux dire. Vous êtes escorté. Vous ne pouvez pas vous mettre en danger, votre propre personne est importante pour la colonie. Donc, s'il y a le moindre risque, nous annulerons l'opération.

L'amiral secoue la tête sans rien dire. Halef-Li lève la main pour demander l'ouverture du sas extérieur, lorsque l'IA indique que tous les voyants sont au vert. La porte monstrueuse glisse sans un bruit, laissant les projecteurs se perdre dans l'obscurité. McDongle supprime l'ancrage magnétique de ses bottes et se pousse lentement à la suite de l'escadron.

L'univers emplit toute la visière de son casque, chargé d'étoiles multicolores. La Voie lactée se déploie, trace démesurée d'un pinceau gigantesque parcourant la voute céleste. Une nuée d'étincelles s'en échappent et se figent dans le marbre noir du cosmos, comme autant de paillettes d'or et d'argent. L'espace est lumineux, gorgé de rubis minuscules, éclaboussé de gouttelettes laiteuses quand il n'est pas veiné de nacre.

McDongle se sent happé par le vide. L'étoile du système brille derrière lui, grosse comme un poing. Ses rayons se réfléchissent sur la carlingue brossée de Phoenix qui s'étale sous ses pieds. L'escadron est sorti à l'extrémité de la troisième capsule, le vaisseau tourne lentement sur son axe qui se projette à des kilomètres. L'Arche stellaire est gigantesque, et sa démesure prend McDongle à contre-pied. La dernière fois qu'il l'a vu sous cet angle, c'était pendant leur phase d'approche, au moment de l'embarquement. A ce moment, Phoenix stationnait à proximité de Saturne, dont l'immensité l'écrasait. Aujourd'hui, le vaisseau est seul, perdu. L'astre le plus proche est cette vieille étoile à des millions de kilomètres ; l'amiral et ses camarades de mission se sentent ridicules face à la machine qui glisse à toute vitesse dans le vide.

L'AmiralOù les histoires vivent. Découvrez maintenant