Dans mon journal intime, la liste des choses que je connaissais sur lui devenait de plus en plus longue. J'étais toute contente, mais le simple fait de me dire que mes parents n'étaient pas au courant me stressait énormément.
Je venais d'avoir 16 ans.
Le dernier weekend avant la rentrée, nous nous sommes tous retrouvés en famille chez ma grand-mère paternelle.
J'ai dû appeler Houssam plusieurs fois dans la journée, lui envoyer d'innombrables messages et guetter mon téléphone toutes les cinq minutes. Comment profiter de la vie en se sentant obligée de regarder ses notifications sous peine d'être submergée de messages inquiets ? On ne profite pas, tout simplement, ou à la limite on ne vit pas l'instant présent dans la même dimension que les autres. Mon corps était avec tout le monde mais mon esprit était loin, vraiment très loin.
J'ai parlé avec mes cousines, assez rapidement, de ce garçon avec qui je parlais. Mais elles en rigolaient plus qu'autre chose et je pense que ma susceptibilité en a pris un coup.
A un moment de la journée, mon père a tenté de me parler. Ma tante, assise juste en face, m'a dit de venir m'asseoir sur ses genoux. Quand je m'en rappelle, j'avais à peine 16 ans, et ce jour là j'aurais peut-être dû me détendre. On ne peut pas changer le passé, on peut s'en vouloir, on peut ruminer, mais il faut se rappeler qu'à ce moment là on ne voyait pas du tout les choses autrement. Je ne pouvais plus imaginer ma vie sans lui. C'était trop tard, même si on dit souvent qu'il n'est jamais trop tard. Dans un sens si je n'avais pas continuer dans cette relation j'aurais peut-être eu des remords.
Les "si" refont le monde et le futur nous accueille avec mépris puisqu'on le méprise également.
Il vaut mieux se dire que notre histoire est celle qui nous fera évoluer en mieux. Restons positif.
Ma tante m'a donc parlé. Elle m'a demandé qui était ce garçon avec qui je parle depuis quelques jours. Elle m'a dit que mes parents s'inquiétaient pour moi.
"Papa n'ose pas trop venir t'en parler. Il ne sait pas par quoi commencer."
Je parlais à ma tante et je voyais du coin de l'oeil le regard inquisiteur de mon père. Je commençais à le craindre. A me sentir mal. J'avais un noeud dans le ventre. Un malaise s'installait en moi. Peu à peu je me dressais face à la volonté de tout le monde. Il y avait mes choix, ma vie, et tous les autres. Il fallait que j'assume, que j'accepte les critiques, que je fasse un effort pour écouter les conseils, pour ne pas m'énerver. Et la plupart du temps je n'y arrivais pas. Je réfléchissais plus avec mon coeur et mes pulsions qu'avec mon esprit.
C'est ma tante qui m'a encouragé à parler avec mes parents de cette relation à distance. Le lendemain, je devais prendre mon courage à deux mains et leur présenter mon copain. J'aurais préféré pouvoir leur présenter quelqu'un de palpable... Quelqu'un qui aurait au moins pu se présenter lui-même, en fait.
Le lendemain donc, j'ai appelé Houssam et je lui ai rappelé tout ce qu'il devait éviter de dire, je l'ai rassuré comme je pouvais, alors que moi-même je n'étais pas du tout sereine. Si j'étais si mal à l'aise, pourquoi je tenais autant à leur présenter ? Qu'est-ce que cela m'aurait coûté de lui dire adieu, de le supprimer de mes amis, de le bloquer, de l'oublier et d'en faire un souvenir ? Cela m'aurait coûté que je l'aimais, que je ne me sentais plus vivre sans lui. Cela m'aurait coûté ma conscience, car je lui avais promis d'être toujours là pour lui.
Désormais, le mot promesse me brûle un peu les lèvres, pour parler au sens figuré.
J'avais réuni plusieurs photos de lui dans un dossier sur mon ordinateur, pour les montrer à mon père.
Je ne sais plus quelle phrase exactement j'ai dit à mes parents pour leur annoncer officiellement ma relation. Mon père faisait la tête, alors que la veille il n'avait pas l'air si énervé. Le visage de ma mère n'affichait pas quelque chose de plus rassurant.
Mes parents ont voulu me parler tranquillement dans le jardin. On était assis chacun sur un transat, à deux mètres de distance, ils me regardaient comme si j'allais me jeter dans le vide, ou cramer une voiture. Mais je sentais dans ce regard plus de peur que de colère.
En fait, je me dis maintenant qu'ils me regardaient avec les yeux de la bienveillance, des yeux qui ont vécu, qui savent les risques, les conséquences d'une relation à distance. Un regard qui se sent tout d'un coup confronté à l'adolescence, à la rébellion. Confrontés à mon entêtement, ils savaient déjà qu'ils étaient en face d'un mur. Je suppose qu'ils ne se sont pas résignés pour autant, mais ils ne sont pas entrer en confrontation avec moi.
Ils n'étaient pas du tout d'accord avec cette relation, et ils m'ont expliqué pourquoi. Le fait qu'ils aient autant peur pour moi me procurait beaucoup d'angoisse.
Peut-être qu'ils avaient raison, que je me trompais totalement et que j'étais trop naïve. Mais si c'était le cas, je me disais que je m'en rendrais compte à un moment et que vue la distance je ne risquais rien. En soit sur ce point j'avais raison, tout ce que je risquais c'était d'avoir mal au coeur et d'être triste quelques jours.
Quand je dis que mes parents n'étaient pas dans la confrontation, c'est parce qu'ils ne m'ont pas confisqué mon téléphone, ils ne m'ont pas supprimé la connexion (si ce n'est le soir vers 21 heures).
En revanche ils m'ont demandé de ne pas lui dire "je t'aime", mais de lui parler comme à un ami.
Ce que je n'ai pas fait.
Nous étions en 2014, à ce moment là les actes terroristes en France commençaient à alimenter le débat. La guerre en Syrie tuaient (et tue encore) des milliers de gens, que ce soit chez les militaires que chez les civils, depuis environ 2011. Mes parents savaient mieux que moi à l'époque que l'Islam est une religion qui fait peur à beaucoup pour causes d'ignorance et d'amalgames.
Je me souviendrais toujours d'une remarque qu'ils m'avaient faite.
"Elise, il est musulman, je pensais que tu ne voulais pas sortir avec un musulman car tu ne pouvais pas accepter leurs idées. Et là tu te mets en couple avec un musulman. Et s'il te force à faire des choses ? S'il te demande de partir ?"
A quelques mots près c'est à cela que ressemblaient leurs questions et leurs affirmations.
Mais il y avait aussi :
"Et s'il te demande de l'argent ? S'il veut juste les papiers ? Il est plus âgé que toi, il peut te faire du mal."
Je revois encore le visage de ma mère les yeux embués de larmes, qui me dit tout doucement, dans sa pudeur habituel :
" Je ne veux pas qu'il te demande de partir. Que tu nous quittes."
Cette idée ne m'avait même pas effleuré l'esprit.
Oui, je voulais le voir. Bien sûr que je voulais à tout prix concrétiser les choses.
Mais je ne voulais pas renier ma famille. J'ai toujours eu peur de grandir, de voir mes parents s'éloigner de moi. Peur de mourir, de voir mes proches disparaître. J'avais une angoisse extrême de la mort. Je ressentais un énorme vide quand j'y pensais.
Tout ceci à bien changé maintenant.
L'éloignement, les questions philosophiques sur la vie et la mort, le futur, l'autonomie... Tout ceci a bien changé. J'ai évolué. Et je n'ai pas fini de grandir, d'apprendre, de tomber et de me relever.
Mais je vais enfin tout vous raconter.
cela me fait du bien, c'est très égoïste, ce n'est pas forcément très bien formulé. Mais je suppose que se laisser guider par la franchise et par ce qui me vient reflétera au mieux mon état d'esprit.
Le but n'est pas ici de me justifier, ni de demander pardon.
Je souhaite juste raconter. J'ai toujours aimé raconter. Il y a des choses, des traits de caractère qui ne sont pas bon à changer.
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Sans frontière
AcakCette histoire est entièrement réelle. Elle n'est pas terminée. Elle a commencé il y a cinq ans. Aujourd'hui, je veux vous la raconter, avec les mots qui viennent sur le moment. C'est difficile de se souvenir de tout. Parfois, je ne trouve pas...