II.

46 10 20
                                    

Certainement un peu plus loin sur cette même île.

Planté au milieu de ce qui pourrait s'apparenter à un chemin, l'inconnu hésitait. Il fixait d'un air dubitatif l'embranchement qui s'offrait à lui. Les panneaux polis par les ans et dévorés par le temps n'indiquaient hélas plus rien du tout. C'était à peine si ils tenaient encore debout. Les narines du jeune homme se dilataient et se rétractaient compulsivement, essayant de détecter ne serait-ce qu'une infime odeur de nourriture sous celle, omniprésente, de décomposition. Il ferma les yeux. Son ouïe était en éveil, il captait la moindre onde qui avait le malheur de ricocher sur ses paraboles portables : les bébés oiseaux réclamant faiblement leur maigre repas; le cliquetis mélodieux d'amulettes rebondissant sur la poitrine d'un paysan; le vrombissement léger d'un moucheron au-dessus d'une carcasse de lapin; le lointain sifflement d'une flèche seigneuriale; et encore plus loin, sous le vacarme silencieux des champs, des rires et des beuglements de sauvages imbibés d'alcool. Ça venait de la gauche. Il rouvrit les yeux. Ses pieds nus se soulevèrent l'un après l'autre et se dirigèrent lentement vers la source du bruit. Ils s'enfonçaient avec régularité dans la terre spongieuse et en ressortait avec un délicat bruit de succion.

Il n'avait pas froid. En fait, il ne sentait rien. Il savait pertinemment qu'il aurait dû ressentir quelque chose, mais il n'en fit rien. Il n'y arrivait juste pas. Il voyait les émotions bloquées dans sa boite crânienne, vagues murmures flottants qui lui brouillaient la vue, sans vraiment l'atteindre. Son cœur était creux. Ses pas résonnaient dans sa tête avec la puissance d'un gong. Des images sournoises passaient, comme à rebours, sous ses yeux. Elles apparaissaient et disparaissaient à une vitesse étourdissante. Il aurait voulu hurler pour les faire sortir, mais il ne pouvait pas. Comment faire pour se battre contre l'absence, contre le rien ?

Il soupira. Son avant-bras gauche se mit à trembler, comme si seul ce membre pouvait ressentir quoi que ce soit. Il l'attrapa machinalement et le serra avec violence. Il rit jaune. Au moins, à travers le tissu rugueux de sa cotte, il ne pouvait pas sentir ses cicatrices.

Un croassement de corbeau le sortit de ses pensées déplaisantes. Posé sur la branche morte et noire d'un frêne maladif, ses petites pattes s'enfonçait dans le bois comme pour éviter qu'une bourrasque de vent ne l'envoie dans le décor - ce qui était stupide, si les volatiles possèdent des ailes, ce n'est pas pour faire joli. L'oiseau était tellement immobile qu'il semblait empaillé. Seules les petites billes rondes et luisantes bougeaient en tous sens, comme aimantées. Le garçon le fixa de son regard sombre. Toute réflexion faite, ce n'était pas vraiment un croassement. Ni un corbeau d'ailleurs. Cela ressemblait plus à ...une hirondelle ? Que diable faisait une hirondelle en plein hiver, dans ce pays dépouillé de soleil ? Le jeune homme la regarda d'un air mauvais - enfin, qui se voulait mauvais. L'hirondelle lui rendit son regard, figée. Elle lui fit un clin d'œil. Mais non voyons, un oiseau ne peut pas faire de clin d'œil, ils n'ont même pas de paupières. Et pourtant, cet oiseau-là lui avait bel et bien fait un clin d'œil, il en était sûr. Il resta un certain moment à fixer ce piaf insolent, comme si il attendait quelque chose de lui. Qu'il lui parle ? Après tout, à partir du moment où une hirondelle sait faire des clins d'œil, pourquoi ne pourrait-elle pas parler ? Soudain, il se rendit compte de ses pensées imbéciles et se gifla mentalement. Il s'apprêtait à s'éloigner le plus loin possible de cet animal idiot, quand celui-ci bougea. Ses plumes noires brillèrent. Dans son bec, il tenait un objet qui refléta un instant la pâle lumière du ciel gris. Son bec s'ouvrit, l'objet tomba, l'oiseau s'envola.

Le jeune homme fixa l'objet longtemps sans faire un mouvement. Il ne voulait pas savoir ce que c'était, il était sûr que cela ne lui causerai que des ennuis. Pourtant c'était plus fort que lui. C'était comme si l'objet l'appelait. Il se pencha pour le ramasser. Il s'agissait d'une fine chaîne en métal de piètre qualité au bout de laquelle pendillait un petit médaillon. Celui-ci avait beau être fait du même métal médiocre, il semblait émaner de lui une force étrange et irrésistiblement puissante. D'un côté était gravé le dessin d'un minuscule arbre, et sur l'autre, d'incompréhensibles symboles écrits dans une langue inexistante. Il fourra le bijou dans une de ses poches - certainement trouée - et repris sa route. Puis il se rappela des circonstances qui l'avaient fait ramasser l'objet et soupira.

«Je suis vraiment stupide, marmonna-t-il»

Comment Détruire Une LégendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant