VI.

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Aux portes de la ville de Krank-sous-Bois.

Selon la description donnée par les guides touristiques - une activité très en vogue chez la noblesse, la ville de Krank-sous-Bois était une charmante bourgade du nord de l'île de Bruinedoute, au folklore débridé et aux habitants énergiques. Évidemment, on peut toujours trouver plusieurs moyens de décrire quelque chose afin de la mettre en valeur, mais dire que cette description était enjolivée serait un doux euphémisme. Cette ville était un concentré de lâcheté, de puanteur et de malhonnêteté. Pas particulièrement l'endroit idéal pour passer ses prochaines vacances. Les gens y vivaient tous, y compris les enfants et les vieillards, du crime. Dans certaines villes, on vous recommandera peut-être de ne pas vous promenez la nuit, ici, la nuit avait au moins le mérite de vous procurer la mince satisfaction de ne pas voir ce qui allait vous arriver avant votre séjour prolongé à la morgue. Voleur, tueur à gages, meurtrier, violeur, trafiquant, contrebandier ou écraseur de tête étaient des métiers courants, et l'odeur de décomposition ne venait pas des carcasses de pigeons qui jonchaient le sol saignant. Les cris et les glapissements de peur ou de douleur se mêlaient au vacarme vrombissant de la vie citadine. En ressortant de la ville en ayant simplement plusieurs bouts de métal dans le corps, à défaut d'organes vitaux, on pouvait s'estimer chanceux. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que La Mort et son imparable pragmatisme ait choisi ce merveilleux endroit comme départ pour Morfydd dans la vie professionnelle. Il n'allait certainement pas être en manque de boulot.

D'ailleurs, celui-ci allait vite le comprendre. À l'instant précis où son pied toucha la ligne invisible qui délimitait la boue saine de la boue putride, il sentit un flot pestilentiel traverser ses os jusqu'à ses neurones et les polluer d'une substance impalpable de terreur et d'abrutissement. Une larme bien trop pure sortit de son œil rougi et dévala sa joue déjà salie par l'atmosphère. Il renifla et s'enfonça dans la foule mouvante qui l'absorba entièrement. Elle était formée d'une multitude d'humains et de non-humains qui auraient pu remplir une centaine de pénitenciers. Cette masse dévorante se déplaçait dans plusieurs directions opposées, créant des remous de têtes et de jambes. La chose tentaculaire s'étirait avec lenteur dans les ruelles et remplissait l'espace de son corps visqueux de vie illicite. Du brouhaha s'échappait quelques fois des âmes écrasés par le bouillonnement poisseux pour s'évanouir plus loin. Et Morfydd avançait lui aussi, encerclé par la lave humaine qui s'écoulait autour de lui. Il aurait pu se comparer à un marin face à une houle brûlante et déchaînée, si seulement il avait su en quoi consistait cette profession. En jouant des coudes, il se frayait un chemin au milieu de l'amas, trébuchant, se cognant, butant et oscillant sous la lente violence du flux. Finalement, il plongea entièrement dans la masse.

Nous passerons les détails qui permirent au jeune homme d'arriver, plus ou moins sauf, devant une bâtisse en pierre rose et ocre, qui semblait tenir grâce à l'équilibre de trois planche et un clou dans un coin, malgré le fait que rien, globalement, ne montrait le moindre signe de faiblesse architecturale. C'était sans doute l'atmosphère pesante qui la compressait et avec, le cerveau du garçon. La porte, ornée d'un heurtoir porté dans la gueule d'un lion, d'un kitch somptueux, paraissait elle aussi tomber en poussière au moindre coup de vent - ou de hache, plus probable dans cette cité. Morfydd regarda le plan généreusement offert par son employeur, et fronça les sourcils. Pas de doute possible, il était bien arrivé à destination. Il frappa trois coups avec son poing fatigué.

«Excuge-moi, marmonna une voix qui semblait surgir de la porte, à quoi penche-tu que je chers, egjactement ?

- Pardon ? sursauta le garçon. Qui a parlé ?

- Chous ton pif, abruti, qui veux-tu que cha soit ?»

Morfydd loucha sur la porte et se rendit compte que c'était bel et bien d'ici que venait la voix. Ou plus précisément de la petite statue de fauve, qui agitait ses petits yeux de bronze d'un air suffisant. Le jeune homme regarda furtivement autour de lui et planta son regard dans celui du heurtoir.

«Vous parlez ?

- Évidemment, imbéchile. Ch'est toi, l'apprenti ?

- Euh, oui... Pourquoi vous parlez bizarrement comme ça ?

Le heurtoir le regarda comme si il lui avait demandé l'heure pendant que les cloches de l'église sonnaient.

- À ton avis ? Z'ai un anneau de metal dans la gueule, au-cas-joù tu n'avais pas remarqué. Mais bref, il n'y a perchonne à l'intérieur, cha ne chert à rien de toquer. Allez rentre.»

Morfydd poussa la porte qui coulissa sur ses gonds rouillés dans un crissement qui lui fit grincer des dents. En entrant, le vacarme du dehors s'étouffa brusquement. On entendait seulement un sifflement assourdi par les murs épais. L'air comprimé appuya soudain sur la cage thoracique de Morfydd qui sentit ses jambes le lâcher. Rien, visuellement, n'aurait pu expliquer cette réaction, pourtant, il lui semblait détecter une distorsion dans l'espace autour de lui. C'était comme si la maison occupait un espace trop grand pour elle, qu'on avait tordu la matière pour la faire rentrer. Une sensation de vertige agrippa le jeune homme au nombril, puis relâcha sa prise. Son cerveau fit un tour sur lui-même afin de s'ébrouer et chasser l'altération du vide qui pesait sur ses cellules.

Il se ressaisit et balaya l'intérieur de la pièce du regard. Elle était encombrée d'un bric-à-brac qui laissait entrevoir ça et là le parquet élimé. Gisaient lamentablement instruments scientifiques complexes, globes terrestre d'un plat affolant, empilements de livres montant jusqu'au plafond, rouleaux de parchemins effondrés en pyramides, et même, au fond, dans le coin gauche, un petit animal empaillé. Une table de bois noirâtre trônait dans l'inexact milieu de la pièce. Dessus, un petit papier créait une tache blanche sur la surface sombre. Morfydd s'en empara après avoir traversé le capharnaüm de bibelots. Il y lu :

«Tu trouveras un matelas quelque part sous le bordel. N'hésite pas à pousser pour te faire de la place. Dépêche toi, l'exécution aura bientôt lieu.»

Le jeune homme sortit le sablier de sa poche : il ne restait qu'un petit amas de grains dorés dans l'ampoule du haut. Il le remit dans sa poche d'un geste précipité et sortit de la maison en courant. La Mort, elle, n'était jamais en retard.

Comment Détruire Une LégendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant