Depuis un balcon surplombant la citadelle.
Le balcon était situé dans le milieu - avait assuré l'architecte, qui avait certainement abusé du cidre ce jour-là - dans le milieu, donc, de la façade ouest du château. C'était un bel ouvrage, il n'y avait pas de doute là-dessus. De nombreuses tours s'élevaient vers le ciel quelques fois bleu, dominant de toute leur hauteur la ville et la forêt qui les entouraient. Elles étaient majestueuses, taillées comme de la dentelle dans des roches ancestrales, décorées de monstres figés dans des expressions faciales idiotes. Comme Gulliver chez les lilliputiens, tout semblait d'une petitesse ridicule à côté des remparts massifs et des douves si profondes qu'elles auraient pu abriter une famille de krakens entiers. Le château s'élevait dans les airs comme un vent chaud, et on pouvait, depuis partout sur l'île, admirer son œuvre monumentale. Pourtant, parmi les architectures titanesques se faufilait une vieillesse latente, aussi sournoise qu'un serpent camouflé. Elle s'infiltrait entre les fentes de grès avec la souplesse d'un acrobate sans os, installant une fine couche de poussière invisible sur l'esprit des vivants, et les pierres devenaient grises.
Et au-dessus de la place principale, le public attendait le début du spectacle. Calme et élégant dans sa frivolité, il s'en échappait des murmures amusés qui fusaient comme de légers feux d'artifices. Et d'artifices, le décor en était saturé. Froufrous de soie rare et de strass affriolants côtoyaient tintements métalliques d'armes d'apparats ornées de pierres reluisantes. De longues draperies de satin rouge décoraient la balustrade déjà surchargée de monde. Le tout formait une tache agressivement colorée sur le mur morose. Les gens riaient, buvaient et vivaient bien trop bruyamment sur ce petit espace de pierre dure et froide - aussi froide qu'eux.
En bas, le billot attendait son heure. Des volutes de poussières soulevées par le passage du bourreau qui s'affairait roulaient dans l'air anormalement sec. Des corbeaux, rares présences de vie sur la place, et qui comprenaient la trame des événements mieux que quiconque, accompagnaient l'ambiance lugubre de leurs cris. Des affiches collés aux murs de granit présentaient l'événement en lettres gothiques totalement surfaites. Sur chacune d'entre elles, l'énoncé USAGE DE MAGIE barrait de manière sinistre les yeux du condamné. Et sur le balcon, le contraste de couleurs et de joie rendait le climat inférieur encore plus morbide.
C'était pourtant un spectacle d'une triste banalité pour les habitants de Krank-sous-Bois. D'aussi loin que portait leur mémoire, les exécutions matinales avaient toujours été leur pain quotidien. Chaque jour, un nouveau corps venait s'ajouter au tas bourdonnant de la fosse commune. La seule justification que le roi avait trouvé afin de calmer les plaintes d'une foule enragée quant à l'odeur pestilentielle qui gâchait celle, déjà agréable, de la ville au naturel, fut une loi, écrite par le roi lui-même. Comme si les lois avaient un quelconque pouvoir politique. Celle-ci, en, l'occurrence, portait sur la magie. La grande, noble, pure magie, ne put rien faire contre trois lignes écrites à la va-vite dans un vieux livre à présent oublié au fond d'une bibliothèque. Elle fut banni, et quiconque étant surpris à créer des étincelles avec les doigts finissait décapité. Personne ne savait d'où venait cette haine du roi envers la magie, si il avait perdu aux osselets contre un mage ou si sa femme l'avait trompé avec une sorcière, toujours était-il que son exécration envoyait trop régulièrement des innocents à La Mort - qui, étant en manque cruel de compagnie, ne s'en plaignait pas.
Mais revenons au balcon. Accoudé à son rebord, il y avait quelqu'un, mêlé à la foule altière, qui manifestait son ennui par l'air désabusé des adolescents obligés de dîner en compagnie de leur famille au grand complet - comparaison très proche de la situation véritable. C'était le fils du roi, le prince héritier. Il se nommait Aslan. Ses cheveux d'un blond atypique poudroyaient dans le soleil froid et s'agitaient à chacun de ses mouvements bien trop négligés pour la noblesse de son nom. Ses iris couleur de cuivre poli se mouvaient sous ses cils transparents de blancheur et sa bouche rosée se tordait en une moue fatiguée d'efforts cérémonieux. Tout dans son attitude transpirait l'arrogance de la jeunesse gâtée. L'avenir du royaume reposerait un jours sur ses épaules, disaient les gens, et ils n'avaient pas tort. Seulement, pour Aslan, ce n'était qu'une formule incertaine dans laquelle on mettait une signification dérisoire. Pour l'instant, il n'était qu'un prince sans pouvoir, et ça lui convenait parfaitement.
Soudain, le silence tomba comme une enclume de plomb. Le condamné apparut sur la place, escorté par trois gardes en armure qui portaient le blason du royaume de l'île de Bruinedoute. Il n'aurait pas dû attirer l'attention ainsi. Il était insignifiant, et même les volumineuses entraves à ses poignets et ses chevilles ne pouvait rajouter de l'importance à sa misérable fin de vie. Pourtant, l'atmosphère avait changé. N'importe qui aurait pu le sentir, et savait. L'air se fit lourd, le silence plus profond. C'était l'atmosphère de La Mort.
Et elle n'arrivait pas seule. Personne ne vit le jeune homme essoufflé apparaître soudainement de derrière un rempart. Personne ne vit ses mains trembler et ses yeux s'agiter en direction de l'exécuté. Personne, sauf Aslan. Celui-ci avait laissé voleter des œillades par-dessus son ennui, qui furent attrapés par l'image secoué du jeune homme en dessous de lui. C'était une de ces personnes qui semblait trop grande pour leur peau, trop serrée dans cet espace réduit qu'offrait leur corps. Il paraissait fait entièrement d'articulations, ce qui rendait ses mouvements gracieux et beaucoup trop fluides. Son visage était si anguleux qu'on aurait pu se couper rien qu'en le touchant - tentation quasi-irrésistible. Il avait des cheveux aussi noirs que pouvaient l'être des cheveux, si désordonnés que même un enchantement n'aurait pu les dénouer. Son regard brillait d'un éclat létal, malgré la noirceur de ses yeux. On ne distinguait pas la différence entre ses iris et les pupilles, ils avaient l'air de donner sur une ouverture vers l'espace lointain. Le prince sentit l'effroi remonter le long de sa colonne vertébrale. Pourtant il ne pouvait pas laisser s'échapper cette vision. Il avait l'impression que si un seul instant il la quittait des yeux, elle s'évanouirait dans le silence. Il émanait du jeune homme une menace palpable, visible uniquement en se concentrant, comme si il portait sur lui une arme de destruction massive. Malgré cela, il attirait avec force quiconque s'apercevait de sa présence. Pour les autres, il n'existait pas.
Captivé, Aslan n'entendit pas le roi, son père, déclarer la mise à mort immédiate. Il ne vit pas le bourreau poser la tête du condamné sur le billot, il ne le vit pas soulever sa volumineuse hache, il ne le vit pas l'abattre avec précision vers une nuque exposée et amère de peur. Il vit bel et bien, en revanche, les mains blanches du garçon se lever avec hésitation et ses paupières se fermer. Le prince cligna des yeux, et il y eu soudain un bruit coupant d'éclaboussure. Entre temps, le jeune homme avait disparu.
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Comment Détruire Une Légende
General Fictioncontient de nombreuses choses moyenagesques, dont un prince, des sorciers, un château et de la magie, entre autres. en tout cas soyez patients, mesdames, messieurs et non-binaires, car mon taux de motivation est aussi élevé que la durée de vie d'un...