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Plus tard dans la soirée.

Une mer d'encre s'étendait au-dessus du pays, seulement troublée par les écumes froides du brouillard qui stagnaient en vagues sur les toits pourris. Il n'y avait aucune lumière dans le ciel, mais les lampes fumées de la ville se reflétaient sur la brume grise. En-dessous, au niveau du sol, l'agitation malfaisante n'avait pas cessée. Au contraire, dans les ombres que créaient la nuit et la foule, tout était plus menaçant. Imaginez votre chaise de bureau recouverte de vêtements le jour, et comment cette chaise, le soleil couché, devenait un monstre lovecraftien venu des entrailles des océans pour manger les vôtres, d'entrailles. C'est à peu près cette vision là qu'avait chaque individu tournoyant, le cerveau flottant dans l'alcool pur, au milieu de la foule de détritus, d'enseignes grinçants et d'échoppes désossées. Et de ces individus tournoyants, il n'en manquait pas. Il aurait fallu amener un éminent psychologue pour expliquer pourquoi, à la lueur seule des établissements mal famés, les gens libéraient davantage leurs pulsions – si c'était même chose possible, et rendaient ainsi la ville encore moins fréquentable. Toujours était-il que, malgré le noir total de la voûte, de nombreux bars venaient à l'instant d'ouvrir leurs portes crasseuses, et des cris effrayants de joie mauvaise en jaillissaient. Ce n'était plus l'heure des braquages, mais celle des agressions dans les ruelles sombres, car chaque rue devenait une ruelle sombre. Il régnait dans l'air une chaleur désagréable, faites d'haleines empestées et de relents de feu des lampes qui fondaient lentement. Il y avait autour de la ville une enveloppe d'air vicié qui croupissait, enfermé dans une bulle invisible.

Dans un bar étrangement calme – ou du moins, plus calme que d'autres, des lanternes poussiéreuses se balançaient dans les courants créés par les clients qui vaquaient à leurs occupations dans un état d'ébriété avancée. Dans un coin, dans l'ombre des murs, endroit parfait pour comploter ou simplement être suspect, se trouvaient quatre hommes. Bien que visuellement très différents les uns des autres, il émanait d'eux le même air bourru, sournois et globalement louche des bandits en train de préparer un mauvais coup. Coïncidence inconcevable ou exposition maladroite, c'était bel et bien ce qu'ils étaient en train de faire. Ils marmonnaient des préparatifs dans leur barbe – même s'ils n'en avaient pas, c'était l'impression que cela donnait. Le plus imposant, en longueur comme en largeur – c'était certainement leur chef, sortit de son manteau un parchemin roulé qu'il étala sur la table collante en jetant des regards méfiants au reste du bar, qui faisait semblant de les ignorer. Sur son visage terreux impassible, on ne voyait que ses lèvres s'agiter lentement, tandis qu'il désignait sur le parchemin quelques descriptions de ses déblatérations silencieuses. Et autour de la table, ses camarades acquiesçaient d'un simple mouvement d'yeux. N'importe qui en dehors du cercle sombre en pleine réunion – certainement criminelle – aurait de suite pensé qu'il s'agissait là de professionnels. Ils étaient trop posés, trop calmes, semblaient trop bien organisés pour être simplement des vulgaires voyous. De plus, à chaque fois que leurs mains calleuses cognaient sur le bois du support, les lourds bijoux qui pesaient sur leurs doigts retentissaient parmi eux avec importance. Soudain, dans le fond sonore, sonnèrent les cloches de l'église. Sur un commun accord, ils se levèrent rapidement et sortirent du bar sans payer – personne ne leur fit de remarque à ce sujet.

Ils se dirigeaient vers le château. Sa masse noire gigantesque, tel un fantôme effacé et éteint, créait un trou de vide sombre au milieu de la ville. En effet, les nobles allaient se coucher avec les poules. Dès le moindre signe de rougeoiement du soleil, les copieux repas étaient avalés, les longues chemises de nuit enfilées, les imposants rideaux de velours tirés et les bougies soufflées par des haleines fatiguées. En quelques minutes, un silence ronflant envahissaient l'air froid et la nuit se faufilait entre les pierres pour emplir les couloirs. La raison de ce couchage prématurée venait très certainement de l'ennui mortel que ressentait tous ces royaux personnages, assommés par les mêmes cérémonies barbantes et les réceptions interminables. D'autant plus que le royaume étant en paix – selon la définition première – depuis de nombreuses années, aucun événement tragique ne venait jamais troubler leur quotidien – et ils s'en plaignaient grandement. Seul le roi ne semblait pas souffrir de cet ennui – en fait, il ne semblait souffrir d'aucune émotion autre que la jubilation de l'ennui de ses sujets.

Comment Détruire Une LégendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant