III.

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Devant un bâtiment puant et bruyant.

Il était enfin arrivé, selon toutes vraisemblances. À travers la vieille porte en bois, il entendait brailler des alcooliques et éclater des bouteilles. Une forte odeur d'œuf pourri et de cadavres de poisson régnait autour de l'établissement - si on pouvait l'appeler ainsi - et les responsables jonchaient pitoyablement le sol boueux. L'enseigne se balançant sous le vent glacial agitait ses pivots avec un grincement insupportable. On pouvait y voir une merveilleuse représentation de dauphin, mélange de chien galeux et d'une vague créature aquatique. Au-dessus et en-dessous, peint en doré écaillé, était écrit « Au Dauphin Pouilleux, Auberge». Le garçon sourit, c'était parfaitement ce dont il avait besoin. Il observa l'animal étrange, qui lui aussi souriait. Il détourna vivement le regard, c'en était asses des rencontres bizarres pour aujourd'hui - en tout cas, il espérait.

En ouvrant la porte de ce qui était donc censé être une auberge, une vague de vociférations et d'odeurs variées de liqueurs l'assaillit. Il pensa un instant se trouver au milieu d'un zoo dont tous les barreaux avaient disparu, et dont tous les animaux se trouvaient dans un état-second. À sa droite se trouvaient deux hommes dont la taille des muscles devaient bien compenser quelque chose - celle de leur cerveau, bien entendu. Le premier était en train de mordre le pied du second, qui poussait des plaintes aigus. Un peu plus loin, une jeune fille vêtue d'une armure essuyait les bottes crottées sur le visage d'un vieillard qui, manifestement, appréciait ce moment comme un chat auquel on gratte les oreilles. D'un autre côté, un enfant rachitique jouait très calmement aux cartes contre un humain qui devait bien faire plus de dix fois sa taille. Tous deux jouaient de l'argent, et le mastodonte se faisait plumer. Sur sa face rougeaude on pouvait lire ses pensées qui l'intimaient à ne pas commettre un meurtre, cet acte fort peu éthique. Derrière le comptoir, une femme imposante et joviale faisait la conversation à une silhouette encapuchonnée tout en balançant des couteaux sur les fouteurs de merde - c'est-à-dire, à peu près tout le monde. Le jeune garçon se dirigea vers elle et traversa la salle avec une démarche qui se voulait assurée. Il ne semblait pas se rendre compte que la plupart des gens présents dans l'auberge l'observaient furtivement, en continuant leurs tâches respectives - soit dit en passant tout à fait sympathiques.

«Bonsoir, mon mignon, le salua la tavernière d'une voix amicale aux intonations chantantes de l'accent péquenaud. Qu'est-ce que je te sers ?

- Je voudrais une chambre, s'il-vous-plaît, lui répondit le jeune homme d'un ton poli.

- Voilà un régime alimentaire bien particulier, répliqua-t-elle avec une grimace, mais ici, on ne juge pas les clients, surtout ceux qui paient.»

Le garçon sortit de sa poche un sac de cuir décoloré qui tinta dangereusement quand il heurta le bois du comptoir. Ce bruit rebondit longuement dans toutes les oreilles présentes. On pouvait déjà entendre le son de l'avenir reluisant de quiconque mettrait la main dessus. Ces quelques pièces, c'était le trésor perdu des Templiers, la mystérieuse cité d'or. Les regards brillèrent comme des diamants dans le noir. Que voulez-vous, la pauvreté, ça use les nerfs. La grosse femme pris la bourse aussi vite qu'elle le put, puis en deux trois mouvements en préleva une somme exubérante, fourra les pièces dans son tablier en lin grossier et la rendit avec un reniflement de satisfaction.

«Ta chambre est à l'étage.

- Puis-je manger quelque chose, madame ?»

La madame en question, qui ne méritait certainement pas ce titre bien trop classieux, tendit sa main avec un geste nonchalant, et il y posa quelques pièces de plus - il ne savait pas exactement le nombre nécessaire. La tenancière parut s'en satisfaire et déposa les nouvelles pièces dans son tablier, et disparu un temps pour réapparaître avec une assiette remplie d'une bouillie non-identifiable ainsi qu'une chope qui contenait un liquide épais comme de la boue et tout aussi foncé, qui dégageait une agréable odeur de moisi. Le jeune homme bredouilla un remerciement étouffé par les cris des consommateurs, et porta la chope à ses lèvres. À l'instant précis où le liquide les effleura, elles prirent feu. Il sentit le goudron fluide descendre dans sa gorge et le long de son œsophage en les rongeant. Il n'eut pas le temps de recracher que la boisson s'était déjà évaporée dans un nuage grésillant de gaz vert. Un larme acide roula le long de sa joue rougie. Avec appréhension il goûta la mixture et fut surpris de découvrir qu'elle n'avait simplement pas de goût. C'était comme si il avalait de l'air, avec une consistance en plus.

«Finalement, marmonna-t-il, la bouche pâteuse, je crois que je vais aller me coucher.

- C'est cela, bonne nuit, lui sourit la femme.»

Quand il fut parti, elle continua sa conversation avec la figure encapuchonnée et s'exclama :

«Je vous jure, ces jeunes, ils ne supportent plus rien !

- Tu lui as servi quoi ?

- Je ne sais pas vraiment, ça traînait dans une barrique depuis plusieurs semaines.»

La barrique en question voyait actuellement ses cerceaux de fer se faire dévorer lentement par une substance corrosive verdâtre et fumante. La silhouette émit un sifflement dédaigneux, finit sa choppe, puis la recracha avec une quinte de toux incontrôlée. La tavernière rit.

Comment Détruire Une LégendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant