Il a été convenu que je dorme par terre, sur un matelas gonflable de fortune qui se dégonflait sous mon poids au moins deux à trois fois par nuit. Je me réveillais chaque fois sur le sol plat et dur, m'accroupissais, groggy, et devais souffler mollement pendant une bonne demie-heure. C'était un drôle d'exercice, mais je m'y étais accommodé, si bien que je parvenais à me réveiller avant que l'air ne s'échappe totalement du matelas.
L'appartement de Dwayne n'était pas très soigné, et pour le moins rock n'roll. Peut-être un peu trop. Le sol était toujours sale et la montagne de vaisselle qui s'amoncelait dans l'évier, débordant même jusque sur les plaques de cuisson, ne semblait déranger ni Dwayne, ni ses autres colocataires, tous membres de son groupe. Malgré le portrait qu'ont dressé les tabloïds de mon mode de vie, j'ai toujours eu horreur du désordre, et le temps que j'habitais chez Dwayne fut éprouvant.
Du reste, je cherchais un petit job et avais fini par décrocher un boulot en tant que serveur dans un café où je passais le plus clair de mon temps. J'emportais avec moi ma vieille machine à écrire dans une mallette et y tapais frénétiquement chaque fois qu'on m'accordait un peu de répit. Je laissais la moitié de ma paye en cafés, puis essayais de me rattraper en vendant des poèmes pour quelques cents. Autrement dit, je m'arrangeais pour passer le moins de temps possible dans l'appartement de Dwayne, infesté de cafards, quelques semaines après mon arrivée.
Malgré cela, les soirées allaient bon train, et je me retrouvais malgré moi à l'écart, sirotant une menthe à l'eau ou quelconque boisson non alcoolisée, à observer tout ce beau monde et griffonner sur ce que je trouvais. Le deuxième soir où je revis Louie ne fit pas exception.
- Louie, vient! S'est exclamé Jill, une fille dont le visage me disait vaguement quelque chose, en frappant dans ses mains.
Mais la concernée s'est contenté de balayer sa demande d'un revers de main, penchée à la fenêtre. Louie semblait malheureuse, ce soir-là. Rien à voir avec la fille qui dansait près du juke-box comme sur une chanson démodée. Je me suis emparé de mon stylo, coincé dans la poche intérieur trouée de ma veste. Dans un élan frénétique, j'ai scanné la pièce en quête de réceptacle. Un type a sorti son mouchoir de sa poche et je me suis jeté dessus sans réfléchir.
- Merci, ai-je marmonné avant de me jeter à corps perdu sur le malheureux bout de tissu.
L'homme a grogné, trop saoule pour réagir, et s'est contenté de changer de place.
"Qu'est-ce qu'elle est belle... Mais je crois que son cœur est déjà prit. Elle observe le ciel avec tant d'intensité, elle n'a pas un regard pour moi. Elle fixe son amante, le menton posé au creux de sa petite main. Et moi je ne peux que la regarder jalousement. C'est la lune qu'elle aime."
Mes joues brûlaient. Le stylo fuyait et l'encre tâchait mes doigts. Je suis resté là, un peu tremblant, un peu troublé. Je n'écrivais pas sur de vraies filles d'habitude. Elles vivaient dans mon imagination, des muses imaginaires. Comme ce sonnet que j'avait écris après avoir lu Sur la route. Je l'avais dédié à Marylou et ses longs cheveux blonds.
Lorsque Louie s'est retournée, j'ai immédiatement baissé les yeux et gribouillé sur le mouchoir pour me donner une contenance. Lorsque j'ai levé à nouveau les yeux dans sa direction, elle se tenait sur le bord de la fenêtre ouverte, un nuage de buée s'échappait de sa bouche tiède pour venir mourir dans l'air froid.
Nouveau gribouillage, petite phrase:
"la tête dans la lune
les pieds dans le vide"Une copine est accourue et a rouspété.
- Range tes jambes, tu vas tomber !
Plus tard, le visage rouge:
- T'es pénible à toujours faire des trucs comme ça !

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les enfants de minuit
General Fictionc'était la décennie de la révolution sexuelle, des petites culottes et de bob dylan. 1968 semblait l'année propice aux fugues des adolescents vers la Grande Ville. le chelsea hotel était encore envahi de poètes et de stars du rock n'roll qui payaien...