misery

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- T'aimes bien ?

Louie s'est penché vers moi, les yeux toujours fixés sur l'écran, désignant l'écran d'un geste vague. Le volume des gémissements a augmenté. 

- Pas vraiment.
- Ouais, moi non plus. 

Ses amies ont pouffé près de nous alors que le caméraman changeait d'angle.

- On y va ?

J'ai hoché la tête, un peu perplexe et mal à l'aise, et nous avons quitté la salle sans demander notre reste. Un soupir de soulagement m'a échappé et Louie a souri. 

- Je me demande pourquoi ça a autant de succès.

Les cinémas pornos avaient la côte dans ces années là, encourageant la libération sexuelle. Mais ils traitaient souvent de fétichismes extrêmes, et ni Louie ni moi n'étions particulièrement adeptes de voyeurisme. Nous avons quitté l'établissement pour retrouver le quartier mal famé dont nous venions et j'ai remarqué que ma semelle commençait à se décoller, brillant au bout de ma chaussure. Le bruit dehors était différent du reste de la ville, un genre de bourdonnement grinçant. Les voix n'étaient pas les mêmes, les voitures non plus. J'ai relevé mon col, un peu inquiet, en prenant soin de rester près de Louie.

Il était difficile pour moi d'ignorer la misère à New York. "Misère" englobant la pauvreté mais aussi celles, moins évidentes, sexuelle et psychologique. Beaucoup de quartiers regroupaient des SDF, des personnes malades n'ayant accès à aucune aide médicale, des déments, des prostitués et des pervers. Par pervers, je n'entend évidemment pas des pratiques consenties, mais bel et bien les cas de viols et d'exhibitionnisme. En témoignait le nombre d'hommes aux regards libidineux, les mains baladeuses, les agressions dans les transports publics, les individus faisant le pied de grue devant les écoles. C'était difficile de regarder les miséreux en face, de dépasser des junkies tremblants et gémissants entre deux voitures. Je n'avais jamais connu ça en Ohio. Bien sûre la vie n'était pas paradisiaque, mais les clochards étaient des vagabonds, des hommes à la peau tannée qui marchaient jusqu'à trouver une maison où passer la nuit l'hiver ou bien s'arrêter se coucher dans les champs à la belle étoile l'été venu. C'étaient des conteurs, des bohémiens, ils ne souffraient pas trop.  Enfant, je les enviais et chérissais le projet de devenir un errant moi aussi, comme Rimbaud. Évidemment, il y avait de la violence et de l'alcoolisme, mais rien de comparable à l'état dans lequel la drogue plonge les gens. Et surtout rien de comparable à la violence citadine : l'indifférence. La Ville exige un sacrifice, celle de notre humanité. Les hurlements, les appels à l'aise doivent être ignorés. C'est une chose qui a marqué l'esprit du jeune idéaliste que j'étais. J'en ai d'ailleurs fait ma première chanson, que j'ai donné à Dwayne et qui devint l'hymne des protestations contre la guerre du Vietnam plus tard.

"Misery

I fold myself, I wish I was blind
To walk through these streets
One must be unkind
If you wanna make it
Make it out alive
It's you or me
Make up your mind

In the face of evil
You better walk straight
You better walk sharp
In the eye of the City
The concrete jungle is black and blue
And you'll be just fine as long as you

You can take Misery
You can take Misery
Don't you show no mercy
You traitor, you fool"

– Extrait de Misery, The Silver Line (Sakotas Record, 1968) 

- Toutes les groupies ont des noms de chansons.

Louie m'a sorti de ma torpeur alors que nous atteignions un quartier moins dangereux.

- Ah bon ?
- J'ai lu ça dans Rolling Stones. Une interview du Velvet Underground, a-t-elle précisé.

J'ai esquissé un sourire.

les enfants de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant