VI

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VI

Malaïka attendait, folle d'impatience, à sa table. Pour contrer son angoisse et sa hâte, elle n'avait pu s'empêcher de déjà commander un verre rempli d'une mixture bleu fluo qui l'attendait calmement devant elle. Elle en sirotait de temps à autre de petites gorgées pour se donner un air détendu mais n'arrivait pas à détacher ses grands yeux noisette, devenus d'un brutal doré à cause de la lumière jaune des néons, de la porte.

Enfin, Ophélie apparut et son cœur s'accéléra tandis qu'elle se fit violence pour ne pas se lever, comme par réflexe, et accourir vers elle. L'arrivante portait encore son large manteau écarlate et son visage, caché par ses lunettes nocturnes et son masque respiratoire, était pourtant encore magnifique grâce aux paillettes et strasses qu'elle y avait collé, donnant l'impression que ses traits étaient une sculpture tout en diamant dans lesquelles les rayons ambrés du bar ricochaient pour l'orner d'une auréole, pour faire d'elle une sainte du Brouillard.

Avec de grands gestes gracieux, elle retira cet apparat de lueurs et son regard capta celui de Malaïka. Un grand sourire illumina immédiatement son visage et elle se dirigea vers elle à grands pas. L'une face à l'autre, elles restèrent quelque temps immobiles jusqu'à ce qu'Ophélie osât faire un petit pas et embrasser, avec une délicatesse incroyable doublée d'une élégance de princesse, le coin des lèvres de Malaïka, une démonstration de pure affection, prouvant dès cette seconde rencontre que ce n'était pas que son corps mais aussi son visage et peut-être même son esprit qu'elle voulait cajoler. Elle s'assit ensuite en face d'elle et commanda un verre alors que les ampoules faisaient couler sur ses cheveux blonds des gouttes de lumières safranées.

Avant Ophélie, Malaïka n'avait jamais vraiment remarqué les teintes du Bar Luciole. Elle n'avait pas vu que les couleurs changeaient à chaque heure et recouvraient les meubles et les membres d'un nouveau vêtement à chaque fois. Dans les rêves, elle voyait et contrôlait tout, manipulait, avec l'aide de ses hôtes, des nuances, des formes, mais dans la réalité elle se sentait dépouillée du sens de la vue et s'enfermait dans l'impression que rien d'autre n'existait en dehors du monstre capiteux et grisâtre du dehors. Mais lorsque les teintes se reposaient sur Ophélie, dont la peau blême ressemblait à une grande toile, soudain, elle les redécouvrait et désirait s'en saisir pour les coller à sa propre peau qu'elle haïssait, qu'elle trouvait ratée et impure, qui déteignait et l'abandonnait.

Les deux femmes s'assirent l'une en face de l'autre et recommencèrent une soirée. Parfois l'une, dans une franc éclat de rire, caressait la main de l'autre ou leurs genoux dépliés sous la table s'effleuraient couvrant leurs mollets de frissons, l'une touchait ses propres cheveux pour les replacer, l'autre mordillait ses doigts en souriant, et leurs prunelles ne parvenaient pas à se quitter, noyées les unes dans les autres. Bientôt, elles décidèrent d'à nouveau danser, désormais trop enivrées pour mener à bien les discussions graves et sérieuses qu'elles avaient commencé.

Entre deux morceaux, Malaïka se décida à aller aux toilettes et s'éloigna en titubant vers les sanitaires. Elle se soulagea en fredonnant la musique qui résonnait sourdement entre les murs puis sortit et sursauta à la vue d'Imaé qui l'attendait, assise sur le côté des lavabos, les bras croisés, les sourcils froncés, ses yeux bridés luisant d'agacement.

« Alors, commença Malaïka l'esprit engourdi d'alcool, j'ai appris à aller aux chiottes vers mes premières années ne t'inquiète pas.

- Ah bon ? Parce que vu ton niveau d'irresponsabilité je me demandais si tu avais reçu une éducation.

- Pardon ? Je ne suis pas sûre d'être tout à fait d'accord avec l'idée que t'attaque mes parents.

- Moi je ne suis pas sûre d'être tout à fait d'accord avec tes fréquentations.

Les lèvres des rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant