XV

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Malaïka et Imaé traversèrent les couloirs de l'immeuble sur la pointe des pieds, afin de ne pas risquer de réveiller les habitants, au sommeil fragile sans cloison de mirages. Lorsqu'elles arrivèrent dans le hall, Imaé contrôla la qualité de l'air et elles découvrirent avec surprise que cette nuit, la toxicité leur permettait, exceptionnellement, de sortir sans porter de masques. Elles avaient aussi décidé de ne plus porter de lunettes nocturnes, comprenant qu'elles pouvaient s'adapter à la nébuleuse crépusculaire et voir aussi par leurs narines, leurs oreilles ou leurs doigts ce que leurs pupilles ne pouvaient distinguer. Leurs lourds sacs à dos sur leurs épaules, chargés du matériel pour voyager dans les rêves, elles s'introduirent dans le Brouillard Permanent qui leur apparaissait plus doux et conciliant dans son épaisseur sibylline.

Avec l'été, la brume se chargeait, durant la journée, des rayons chauds du soleil voilé et elle diffusait des zestes de tiédeur pour adoucir les nuits. Malaïka et Imaé marchaient ainsi dans de moites vapeurs qui, pour une fois, ne cherchaient pas à s'infiltrer entre leurs lèvres pour grignoter leurs joues, mais qui passaient délicatement sur leurs peaux découvertes pour les envelopper d'une verve poétique.

Les volutes de fervente fumée s'enroulaient autour des brûlures d'Imaé désormais entièrement exposées à la brume, un acte de délicate résistance, prouvant que sa sublime peau de feu méritait d'être vue des yeux capiteux. Le Brouillard étreignait aussi les taches de Malaïka qui n'apparaissaient que plus claires, soulignées des langues grises et choisissant de ne plus se dissimuler.

« Faudrait qu'on prenne des assistants quand même, soupira Malaïka en courbant l'échine.

- Bonne idée ça Mal'. Deux clandestines qui font des actions illégales peuvent se permettre de contacter du monde. »

Malaïka sourit en coin puis s'arrêta devant le mur d'un autre immeuble, semblable à tous les autres, carré, gris, trop haut, trop large, étouffant. Elle tendit son doigt et montra à Imaé un minuscule trou dans cette muraille de béton. « Ce matin, dit-elle, j'ai accroché ici même l'un des dessins-poèmes de nous faisons avec Ophélie. Il est déjà parti. Ils disparaissent tous en quelques heures. Je crois que beaucoup de gens sont prêts à se battre contre le Brouillard.

- Si c'était que contre le Brouillard ça irait, mais il est bien défendu par notre gouvernement et ses policiers.

- Des gens sont enfin prêts à avoir des rêves. Lorsque l'on comprend qu'on a le droit aux mirages, on est décidé à lutter contre ce monde. Je vais continuer à mettre nos œuvres chaque jour, jusqu'à ce que chacun comprenne que la morosité, ici, est un cauchemar duquel on peut échapper, que chacun se rendent compte que nos élus, dans leur silence, dans leur inaction sont les marionnettistes de nos hantises, que chacun ouvre les yeux en sachant qu'il peut aspirer à souhaiter une vie meilleure. »

Un discret sourire s'esquissa sur la fine bouche d'Imaé. Elle tendit son bras et regarda, du noir sage et velouté de ses prunelles, sa main drapée de braises mauves, vermeilles et opalines, avec une joie grandissante sur ses fins traits blêmes, le rose de ses joues s'accentuant finement. « Envie de tout brûler, murmura-t-elle. Sans ses immeubles ils n'auront nulle part pour se cacher et l'horizon nous appartiendra à nouveau. »

Malaïka se retourna vers elle et acquiesça. « Tachons ce monde de nos mots et de nos rêves, à travers nos lèvres, nos langues perturberont la grise uniformité, récita-t-elle d'une douce voix. » Imaé hocha la tête et elles continuèrent leur traversée de la ville, en silence, profitant de la chaleur onctueuse, du calme vide, libertés dont elles pouvaient jouir maintenant que les gratte-ciels et le Brouillard ne les étouffaient plus. Elles se séparèrent lorsque Malaïka arriva devant chez elle.


Ophélie en tailleur par terre, peignait. Malgré l'heure très tardive, elle attendait le retour de Malaïka, ne pouvant se résoudre à s'endormir sans ses boucles pour embrasser sa nuque, sans son souffle pour caresser ses tympans, sans son corps pour parfumer son sommeil. Elle sourit largement en voyant la poignée de la porte s'abaisser puis la silhouette furtive de Malaïka pénétrer dans le salon, son grand sac noir appuyant sur ses clavicules saillantes.

« Bonne nuit mon amour, l'accueillit Ophélie.

- Madame est encore debout ?

- Tu seras surprise à chaque fois ?

- Non je mime la surprise, mais j'en serais heureuse à chaque fois, ça c'est sûr. » Malaïka laissa tomber son sac à dos sur le sol et accourut vers Ophélie pour s'asseoir par terre derrière elle, encadrant ses hanches de ses jambes, enlaçant ses épaules en appuyant sa poitrine contre ses omoplates et posant son menton dans le creux de son cou.

« Bien passée ta soirée de boulot ? Questionna Ophélie.

- Oui, oui. Ce n'était pas facile, notre cliente avait vraiment un très lourd traumatisme à régler. Mais je crois avoir réussi à lui donner les vers dont elle avait besoin. Elle pourra peut-être rêver dès ce soir. Mais bon, on sait que ces choses prennent du temps... »

Ophélie pencha sa tête pour coller son crâne à celui de Malaïka, pour profiter du moelleux de ses cheveux épais, se diffusant en tourbillons de couleurs tout autour de son visage aux nuances zébrés.

« T'en est où toi d'ailleurs ? Demanda-t-elle.

- J'arrive à avoir des fragments quelque fois... Hier soir, je crois que j'ai vu mon frère dans ma nuit. Je progresse. D'ici quelques mois j'écrirais un sonnet pour l'étreindre.

- Il est là et il t'attend.

- Merci à toi de m'offrir l'élan pour oser l'esquisser.

- Oh moi je ne fais rien.

- Oh toi tu fais tout, répondit Malaïka en imitant sa petite voix aigüe aux accents précieux. »

Ophélie rit, ce qui lui déclencha une petite toux. Le Brouillard, parasite insistant, demeurait toujours au bout de ses bronches. « Va te coucher toi, réagit Malaïka. Le médecin a dit que tu avais besoin de repos, si tu voulais un jour arrêter de crachoter. » Malaïka se leva et incita son amante à se redresser dans son élan.


Malaïka et Ophélie se lovèrent toutes deux dans leur lit, recouvert d'une très fine couverture portant la couleur du ciel.

« Toutes les nuits, commença Malaïka en chuchotant pour préserver l'accalmie satinée de la chambre, avant de fermer les yeux j'ai l'impression de rêver. C'est grâce à toi.

- C'est grâce à toi que j'ai appris à partager tu sais. »

Malaïka s'approcha d'Ophélie et l'embrassa avec passion, cherchant comme à aspirer la brume qui circulait encore dans son corps, sachant pertinemment qu'elle réussirait un jour à retirer cette crasse qui demeurait, éphémère, dans cette poitrine adorée.

« De ta langue tu donnes les rêves, de mes lèvres je retire les cauchemars, nos baisers sont les rimes des nuits. »



« I cried to dream again. », Caliban, The Tempest, William Shakespeare.



Les lèvres des rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant