III
Malaïka faisait tourner son doigt sur le bord de son verre à moitié vide en se balançant sur sa chaise. Il était encore bien trop tôt et le bar dans lequel elle traînait depuis deux heures désormais restait trop vide pour ses affaires. Dans une pochette cachée sous sa veste en cuir beige, constellée de taches et d'écorchures, attendaient patiemment de nombreuses fioles de rêves qui réchauffaient ses côtes glacées. Elle appréciait porter auprès d'elle ses semi-créations, la seule chose qu'elle était vraiment capable de produire, même si elle manquait trop d'imagination pour le faire entièrement.
Lorsqu'elle était seule, son esprit n'avait nulle part où aller autre que dans le Brouillard Permanent. Ce manteau de fumée l'avait habillé dès sa plus petite enfance et elle n'avait jamais réussi à retirer ce vêtement épais et âcre qui grattait sa peau et obstruait ses pensées. Son odeur corpulente, son toucher corrosif, sa chaleur moite la scindaient comme un corset et bloquaient sa maigre poitrine. Dans les rêves des autres, elle parvenait à s'extraire de ces fils de vapeur capiteuse et dérobait l'apparat de pensées étrangères. Elle se drapait dans les couleurs et la joie d'inconnus et repartait discrètement, serrant ses nouvelles formes contre ses muscles.
Malaïka voulait se rassurer en se pensant comme un Robin des Bois moderne. Les personnes au rang social et économique les plus hauts étaient leurs cibles privilégiées car dans le confort, le luxe et la sécurité, elles avaient bien plus de temps pour se construire des songes, quand les autres, trimant bien plus bas, cherchaient juste à se construire une vie. Mais elle ne pouvait pas se réconforter avec cette pensée très longtemps lorsqu'elle réalisait que c'était principalement pour elle qu'elle s'engouffrait dans le monde des mirages. S'il fallait s'introduire dans le cerveau anémié et malade d'un orphelin, elle le ferait tout autant, tant qu'elle pouvait sortir de sa propre tête sans ordre, sans rêve, pleines de tache comme sa peau.
Ce soir, ne supportant plus d'être seule chez elle, elle était partie supplier Ethan de la laisser vendre un peu de marchandise alors qu'il s'agissait de son jour de congé dans leur petite entreprise de malfrats des songes. C'était une excuse pour sortir et s'enivrer un peu, pour sentir les rêves nichés contre ses os prêts à être exhibés fièrement, pour seulement regarder des visages et s'imprégner d'un peu de leur vie.
Une nouvelle cliente, que Malaïka reconnut immédiatement, pénétra dans le bar. Ce sublime visage poupin au teint diaphane, aux joues rondes et rosées, aux lèvres fuchsia charnues, aux yeux verts allongés et brillants, coiffé d'un court carré et d'une frange platine, était celui d'une femme dont elle connaissait parfaitement l'esprit chatoyant. Son cœur s'accéléra avec cette splendide vision tant elle appréciait cette beauté nimbée de couleurs naturelles et tant elle savait la splendeur de son cerveau éclatant.
Elle fit un pas dans la salle et les lumières rouges du lieu se déversèrent sur elle, l'arrosant d'une aura incandescente. Malaïka ne voyait plus qu'elle, devenue statue de rubis, accueillant magnifiquement le flamboiement de ce bar pourtant mal fréquenté, presque glauque, lieu de fêtes insensées et de trafic en tout genre. La femme se plaça devant une table seule, retira délicatement son manteau et s'assit en croisant ses jambes, le dos droit, sa longue jupe descendant en biais le long de ses mollets légèrement découverts et pâles. Tous ses mouvements étaient aussi précieux que spontanés, comme si l'élégance était instinctive chez elle.
Malaïka ne pensait même plus à finir son verre, absorbée par cette femme. L'arrivée de deux hommes, s'invitant spontanément en face d'elle, la déroba à sa contemplation. Elle les connaissait aussi et ne put s'empêcher de soupirer. Elle attrapa son verre, le termina d'une traite puis rejeta ses épaules en arrière en se calant bien contre le bois dur de la chaise : « Ne gâchez pas votre salive messieurs, c'est, comme d'habitude, un grand non. »
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Les lèvres des rêves
Ciencia FicciónPêcheuse de songes, voleuse de mirages, Malaïka, virtuose dans ses méfaits, dérobe chaque nuit les rêves des autres pour les redistribuer, dans un futur où le Brouillard Permanent obstrue l'onirisme de la plupart des nuits. L'intrusion d'Ophélie dan...