Jimin

255 18 0
                                    

J'accroche une dernière affiche sur les toilettes publiques. Il faut penser à tous les endroits. Je relis encore une fois notre annonce : "groupe de danseurs/chanteurs cherche nouvelle recrue. Genre du groupe : hip-hop, danse contemporaine, pop. Pas de rappeurs, on en a déjà. Voix de tête si possible." 

C'est bref. Mais j'espère que ça sera efficace. On a laissé un numéro pour ceux qui répondraient à l'appel. Quoiqu'il en soit, ça va être dur pour le nouveau de s'intégrer à notre groupe si soudé. Mais on fera tout pour qu'il s'y sente bien. 

Des courants d'air me font frémir. La luminosité s'affaiblit progressivement, comme si le soir tombait alors qu'on est en plein après-midi. Je jette un oeil au ciel : de gros nuages noirs s'amoncellent pour couvrir le ciel bleu. Ils roulent et glissent avec facilité, faisant irruption dans nos vies pour nous ramener à la réalité. Pauvre monde. Qu'avons-nous fait ?

V et moi échangeons un regard, puis il hausse les épaules et sort son parapluie fleuri. Je regarde les premières gouttes s'écraser sur le plastique chatoyant et bariolé, qui représente une composition champêtre : ça fait un sacré contraste entre le ciel houleux et ces motifs aux couleurs du printemps.

J'aime le positivisme de mon ami, qui trouve toujours des accessoires pleins de gaieté et de vie pour compenser l'atmosphère maussade. Je me réfugie sous le parapluie avec un sourire puis on rebrousse chemin. 

"Mec je vais te laisser, il faut que j'aille bosser un peu, soupire V lorsqu'on arrive à son immeuble. L'université, tu connais...

- Dis-toi qu'un jour on sera célèbres et qu'on vivra de nos efforts physiques et de notre créativité ! m'exclamé-je, enthousiaste.

- J'espère ! Tu as de la chance il ne pleut plus, ajoute-t-il en repliant son parapluie. Ne tarde pas trop hein, on ne sait jamais à quoi s'attendre.

- T'inquiètes. Alors on ne fait pas d'entraînement aujourd'hui ?

- Non, on a tous pas mal de boulot donc RM a décidé de reporter la séance."

Je hoche la tête et on se tape dans la main avant de se quitter.

"Allez à plus mon frère, dis-je, en me remettant en route."

Je n'ai jamais détesté aller à l'école, cela ne m'aurais pas dérangé de faire de longues études. Mais bon, ma vraie passion, c'est la danse. Et la musique. Je n'imagine pas vivre sans. Et en faire mon métier, ce serait vraiment le rêve.

Heureusement, mes parents ont toujours été derrière moi et m'ont fait prendre des cours de danse classique dès le plus jeune âge. Je crois même que j'ai commencé à me déhancher avant de savoir marcher. 

Un coup de tonnerre retentit. Je devrais peut-être accélérer la cadence, moi. Il y a peu de monde dehors, et quelques voitures qui s'éloignent à l'horizon. L'horizon : gris sombre, menaçant. J'en ai la chair de poule. Je regretterai toujours avant.

Avant, quand j'étais petit et que le ciel était bien plus clair. Avant, quand l'air était assez pur pour qu'on n'ait pas tous à porter régulièrement des masques. Avant, quand le gouvernement, les associations et les populations en général tentaient de prendre des mesures pour atténuer les dérèglements climatiques. Quand ça marchait.

Mais la nature fut plus forte et à présent elle fait ce qu'elle veut. L'humain l'a bien cherché. On subit. Les rôles se sont inversés. Elle s'amuse avec nous : un tremblement de terre par ci par là, un orage de temps en temps, des inondations tous les mois...

Et nous, on s'adapte. On fait de nouvelles constructions, on sécurise les villes, on change nos modes de vie. Mais je crois que je ne m'adapterai pas au fait que plus rien ne sera plus jamais comme avant.

Des trombes d'eau se mettent à descendre de cette couche nuageuse épaisse et hostile. Je me retrouve complètement trempé, en quelques minutes. "Il ne pleut plus", qu'il disait V. Quelle ironie. 

Des grondements se font entendre. Mais cette fois-ci, ce n'est pas lié à l'orage. J'ai un mauvais pressentiment et me mets à courir. J'aurais dû prendre mon vélo, j'aurais été plus vite chez moi, au sec et en sécurité. La pluie dégouline sur moi, mes vêtements me collent à la peau comme cette impression que tout va tourner au vinaigre. 

Je n'ai plus qu'à atteindre la fin de l'avenue, puis franchir l'intersection, tourner à gauche, et je serai arrivé. Mais la météo n'a visiblement pas décidé que je m'en sorte aussi facilement. Les bourrasques se multiplient tandis que l'avenue semble s'allonger à l'infini. Les gens se précipitent dans les cafés, dans les magasins et les restaurants, à l'abri. Je devrais peut-être faire de même.

Je suis en plein dilemme quand je remarque un garçon, au loin. Immobile, penché sur une feuille de papier. Qu'est-ce qu'il fabrique ? Il ne sent pas la pluie à travers sa capuche ou quoi ? Le format ainsi que la couleur du papier me dit quelque-chose, mais je ne vois pas bien. 

C'est là que le sol est pris de secousses. Mon esprit fonctionne au ralenti et ne parvient pas à assimiler toutes ces informations. Un éclair surgit dans le ciel sombre, et illumine un instant cette vision d'horreur : des blocs de béton se mettent à se soulever, la route se craquelle en une faille grandissante. Je n'en reviens pas. Un tremblement de terre en même temps qu'un orage ! C'est nouveau ça. 

Je n'ai plus le temps de regagner mon studio, désormais. Je commence à détaler en jurant contre le mauvais sort. Puis je vois du coin de l'oeil que le jeune homme au loin n'a toujours pas bougé. Je fais halte, perturbé. 

Le bitume est soudain pris de spasmes. C'est là que le garçon réagit. Il relève la tête et tremble, mais ne bouge toujours pas et se remet à fixer sa feuille, l'air éberlué. Il est peut-être en pleine crise de panique. En tout cas, je ne vais pas le laisser en plan comme ça. 

Un énième bruit sourd retentit, accompagné d'un coup de tonnerre déchirant. Je vois la faille se mettre à courir en direction du jeune homme, toujours aussi paralysé. Je m'élance alors vers lui. Il m'aperçoit : un millier d'émotions contradictoires s'animent dans ses yeux. 

Je vois la fissure s'élargir dans le sol, le trottoir va se couper en deux ! Je me jette donc en avant pour pousser le garçon à l'intérieur d'un bâtiment, et l'entraîne avec moi à l'abri.

LA FAILLE (Jikook)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant