Le public pour l'instant, le spectateur unique, donc le père grégoire, se prépare à faire sa ronde nocturne habituelle. Il décroche son fusil, incapable de faire quoi que ce soit sans son arme; il va vérifier que les poules sont bien rentrées dans leur poulailler. il les compte; il est rassuré; elles sont toutes là, poussant quelques "coot-coot" indignés parce que l'homme les a dérangées dans leur sommeil. Il les rassure de sa voix rude:
-C'est moi, dormez.
Il ferme les volets de bois et la porte. Il se sent tranquille. Encore un dernier coup d'œil dans le jardin à l'aide de la grosse lanterne ventrue...
-Parfait! murmure-t-il pour lui-même.
Il se dirige vers sa maison, il ne se doute pas que beaucoup de petits yeux observent attentivement ses moindres gestes. Il rentre chez lui, ferme soigneusement la porte derrière lui, tirant un gros verrou en plus du tour de clé qu'il donne d'une main sûre. La maisonnette est sombre comme un tombeau jusqu'au moment où il met la main sur les allumettes posées sur la table à côté d'une grosse bougie. il en craque une, allume la mèche. La lumière jaillit, éclairant le logis qui se découvre sinistre. Un grabat dans un coin, une table de bois blanc, des caisses tenant lieu de sièges et d'armoires. Il accroche son fusil au mur près de son grabat, à portée de main; il regarde autour de lui avec méfiance.
Il est loin de se douter que deux paires de petits yeux étonnamment vifs l'épient dans un coin mal éclairé.
S'il le savait, agirait-il de même? Sûrement pas; car, que fait-il? Il s'approche de son grabat et soulève la paillasse avec des mouvements rapides. Il en retire un sac de peau dur et gonflé, et le dépose presque religieusement sur la table massive. Ses lèvres s'ornent d'un étrange sourire qui illumine un instant un visage presque inquiétant dans cette joie sauvage, car c'est de joie que le père Grégoire sourit en défaisant le cordon du sac et en libérant - ô merveille d'entre les merveilles - un flot de pièces d'or qui s'écoule dans un bruit métallique sur le bois blanc.
-Mon or, murmure-t-il.
Ses yeux brillent en contemplant cette richesse libérée, ses énormes doigts se font caressants pour saisir les pièces, les faire passer d'une main à l'autre, les soupeser, les porter à ses lèvres, les mettre en petites piles. Il murmure des mots tendres, sans suite:
-Mes chères petites, mon or. Ma fortune. Ah! personne ne sait que je suis riche. On me croit pauvre, et c'est tant mieux. Jamais je ne donnerai une parcelle de cet or à qui que ce soit.
Il respire fort à présent. Il se croit le centre du monde, il est roi de son univers! Méchant, avare, renfermé, dur. Il en est l'esclave, alors qu'il s'en croit maître. Il n'en a cure. Avec des gestes pesés, mais vifs, il partage ses pièces en piles, met les petites à gauche et les grosses à droite. Il les compte et les recompte. Il ne se lasse pas. Il est tout à son plaisir.
-Mon or, ma richesse!
Il les contemple, une lueur de tendresse dans son regard presque charmant. Et puis, soudain, il sait qu'il doit les remettre dans le sac, qu'il doit les reprendre une par une, les renfermer dans leur prison jusqu'à demain? Peut-être demain matin? Non... demain soir ou encore après-demain soir?
-Non, non, demain, mes toutes belles, mes chéries. A demain.
Il ficelle le sac, il l'embrasse. Tout son amour se libère dans ce geste mesquin et ridicule.
-Bonne nuit, mes petites. Bonne nuit, mon trésor.
Il revient à pas mesurés jusqu'à la paillasse; il la soulève. Il murmure d'une voix rauque:
-Personne au monde ne le sait.
Personne au monde ne voit que je suis riche, riche, riche!!
Il émet un rire étrange qui se répercute dans la pièce, il se frotte les mains de plaisir. Il est satisfait. Il sait que son trésor est en sûreté, et pourtant, il ignore que dès à présent, quelqu'un sait ce que cache sa paillasse. Il va se reposer tranquille, pour la dernière nuit, car demain, à la même heure, le sommeil va le fuir. Il y aura tant de choses nouvelles qui seront arrivées en quelques heures, il y aura tant d'évènements qui le dépasseront.
Mais pour le moment, il l'ignore et il se moque complètement du futur. Il est satisfait d'avoir compté ses pièces d'or, de les avoir tenues dans ses mains. Cela seul est valable, et peu lui importe le monde autour de lui.
-Je suis heureux, ainsi.
Profite de ce bonheur fugitif, père Grégoire, il sera de courte durée.
-Je suis heureux ainsi, dit-il encore, heureux, heureux.
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Le trésor de Grégoire
Non-FictionGrégoire est un méchant homme, dur et égoïste. Il s'est installé loin du village. Quel terrible secret tente-t-il de cacher? Les barbichons l'ont bien vite découvert. Mais qui sont les barbichons?