Chapitre 6

15 2 0
                                    

Depuis près de deux cents ans, chacune des journées de Manakiel ressemblait à la précédente. Au sommet d'une des plus hautes tours de Pandhyr, le Draëgon ne manquait rien du règne des Volziens. Il ne supportait plus de voir en permanence ces êtres si parfaits, ainsi que leur insupportable routine.

Il avait été le dernier Draëgon libre, sa défaite représentait celle d'un peuple entier. Pire, sa croisade ne lui avait rien apporté. En plus de la liberté, il l'avait perdue elle. Il aurait pu changer, mais aveuglé par son orgueil, il avait provoqué sa perte. Au fil des années, sa haine avait laissé place à un tout autre sentiment : le regret. Ses ennemis l'avaient vaincu et régnaient depuis sans partage sur le monde. N'ayant plus personne à affronter, les Volziens s'étaient abandonnés à la passivité. Ils ne se donnaient plus la peine de surveiller les hommes qui vivaient en dessous d'eux. Ils avaient beau les avoir créés, ils les jugeaient insignifiants.

Manakiel restait persuadé que l'arrogance des Volziens finirait par causer leur perte. La pitoyable armée d'Asmaël ne suffirait pas à les protéger éternellement. La révolte des hommes était un juste retour des choses. Leur assaut avait causé de nombreux dégâts, mettant à mal le pouvoir établi. Si les Volziens avaient remporté la bataille, le Draëgon pressentait que la guerre ne faisait que commencer...

Il n'eut pas longtemps à attendre pour voir son pressentiment se confirmer. Des détonations résonnaient à l'extérieur. Manakiel s'approcha de l'unique et minuscule ouverture de sa prison pour assister à la déchéance des Volziens. Il éprouva une certaine satisfaction à la vue des navires volants qui déferlaient en masse et détruisaient Pandhyr. Les humains se rebellaient enfin contre leurs dieux. Ces créatures faiblardes avaient évolué. Pourtant, même avec leur technologie elles ne pourraient pas vaincre les Volziens.

Le captif devinait qu'une autre force les accompagnait. Il ferma les yeux pour étendre ses sens. Sa prison absorbait une grande partie de ses pouvoirs. D'ordinaire, il ne parvenait pas à projeter son esprit en dehors de sa cellule. Néanmoins, la connexion qui unissait les Draëgons entre eux était bien trop puissante pour qu'il ne la perçoive pas. Une brèche s'était ouverte au sein de leur dimension. Les siens, après près de deux mille ans d'exclusion, regagnaient Pandhyr. Il n'était plus seul.

Manakiel n'eut pas le temps de s'interroger davantage sur ce revirement de situation. Les explosions se rapprochaient. L'une d'elles finit par atteindre sa geôle, l'embrasant entièrement. En un instant, la tour s'évapora.

Projeté dans le vide, le Draëgon fut assailli par les morceaux de pierres qui tombaient autour de lui. Instinctivement, il déploya ses ailes. Cela faisait une éternité qu'il n'en avait plus eu l'occasion. Il ne savoura pas pour autant cette sensation, se contentant de se poser à terre. Il contempla la cité qui sombrait. Autrefois, une telle vision l'aurait ravi. Aujourd'hui il ne parvenait plus à définir ce qu'il éprouvait. Presque tous les Volziens étaient morts. Le sol était jonché de plumes et de cadavres.

Les derniers survivants affrontaient des humains dotés de technologies incroyables. Des monstres de métal infligeaient des dégâts considérables. L'ancien prisonnier s'avança. Il aperçut alors un homme qui combattait un Volzien. Ses yeux orange trahirent sa véritable nature, tout comme ses runes. Manakiel comprit que les hommes étaient possédés par des Draëgons.

Il déambula sur le champ de bataille sans y prendre part, quand l'un des assaillants lui inspira un sentiment familier. Il reconnut l'aura de son roi, celui-ci affrontait une jeune Volzienne. Elle n'avait pas d'ailes, ou du moins ne semblait pas décidée à les déployer. La pauvre créature restait au sol, offrant de cette manière de nombreuses ouvertures à son ennemi. Asmosius volait au-dessus d'elle. Il la harcelait d'orbes d'énergies. Ses lames n'arrêtaient que trop peu d'entre elles.

Manakiel se rapprocha. Ce duel avait le mérite de l'intriguer. Sans avoir la moindre chance, la Volzienne luttait de toutes ses forces. À chaque fois qu'Asmosius brisait l'une de ses dagues, elle en invoquait une nouvelle. Elle parvint même à égratigner l'une de ses ailes. Mais ce n'était pas assez pour espérer triompher.

Asmosius faisait volontairement durer le combat. Il aurait pu l'anéantir d'une seule attaque. Manakiel ignorait s'il voulait la tester ou simplement la torturer. Ses assauts gagnaient en cruauté. La malheureuse souffrait d'innombrables blessures. Le monarque la projeta rudement à terre. Elle échoua près d'un autre Volzien étendu sur le sol. Manakiel reconnut l'un de ses anciens ennemis : Asmaël. Le roi avait finalement été vaincu. Cette vision lui arracha un sourire sardonique.

Il se détourna de lui pour se concentrer sur la Volzienne. Alors qu'elle gisait à terre, impuissante, Asmosius se pencha vers elle. Ils s'échangèrent des mots que Manakiel ne perçut pas. Elle parut déstabilisée. Pourtant, sans attendre d'avoir régénéré, la guerrière se redressa subitement pour attaquer de plus belle. Asmosius sembla déçu. Suite à cela, il cessa de jouer. Il s'approcha d'elle, absorbant sa magie. La combattante s'effondra à nouveau. Cette fois, elle fut dans l'incapacité de se relever. Ses plaies ne se résorbaient plus. Elle essaya de ramper jusqu'au corps d'Asmaël, mais s'évanouit avant de l'atteindre. Le roi-draëgon la détailla, satisfait. Il finit par lever son épée, prêt à l'abattre.

Manakiel méprisait les Volziens. Contre toute attente, elle avait suscité chez lui un intérêt inexplicable. Il refusait de la voir mourir. Cédant à une impulsion, l'ancien prisonnier disparut. Il se matérialisa face à son roi, interceptant son coup de grâce.

Asmosius s'arrêta net. Ses yeux s'écarquillèrent face à celui qui avait été son meilleur allié. Manakiel en profita pour manipuler son esprit. Si le souverain lui était supérieur en matière de puissance brute, les pouvoirs psychiques de Manakiel le dépassaient. Pris par surprise, le roi ne se rendit compte de rien. Pensant la Volzienne morte, il s'empara du corps inerte d'Asmaël avant de se volatiliser, délaissant ses autres victimes. Il venait d'oublier sa rencontre avec Manakiel.

Pour le moment, ce dernier préférait demeurer dans l'ombre ; il refusait de redevenir un soldat. Son monarque parti, il s'intéressa de plus près de la jeune femme. Inconsciente, elle gisait devant lui. Il se pencha pour glisser ses doigts dans sa chevelure claire, teintée de sang, et dégagea son visage. Son cœur s'arrêta. Des sentiments qu'il croyait éteints depuis longtemps s'éveillèrent en lui. Comment pouvait-elle être en vie ?

Sous le choc, il la souleva doucement et porta son oreille contre sa poitrine. Les battements de son cœur ralentissaient, ils finirent par se taire pour laisser place à un silence glacial. Elle venait d'expirer dans ses bras, encore une fois. Ébranlé, Manakiel vacilla. De la lumière s'échappa de ses doigts. Celle-ci nimba le corps de la Volzienne. Un battement se fit soudainement entendre, il fallut qu'il attende plusieurs secondes avant d'en percevoir un autre. Au même instant, les bruits d'explosions cessèrent. Il ne restait plus rien à détruire. Les Draëgons avaient finalement triomphé. Une nouvelle ère commençait. Manakiel n'en éprouva aucune joie. Cette lutte avait perdu tout sens à ses yeux deux siècles auparavant. Il se désintéressa du champ de bataille pour se concentrer à nouveau sur elle.

Les guerres célestes - Tome 1 : La chute des volziensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant