Chapitre 5

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La peau de mon estomac tendue, je laissai mes paumes caresser mon ventre rond dans un mouvement circulaire.

— Satisfait ?

Avais-je seulement besoin de l'affirmer ? Le sourire qui me fendait le visage était à lui seul la preuve du bonheur que ce repas venait de m'apporter. Uriel secoua la tête, amusé. Je le vis alors empiler nos assiettes et nos couverts.

— Qu'est-ce que tu fais ?
— À ton avis, Gav...
— Tu débarrasses ? Non mais attends, je le fais !

Il me fixa, les sourcils froncés, alors que je me levai précipitamment pour reprendre ce qu'il faisait. L'empressement avec lequel j'avais quitté ma place me donna un léger reflux acide qu'Uriel remarqua aussitôt.

Déjame hacer.
— Tu ne penses pas en avoir déjà fait assez ? lui souris-je.

Il me fixa, inquiet, avant de soupirer.

— Ça va aller ?
— Oui.
¿Estás seguro?
— Oui ! ris-je. J'ai juste trop mangé, je ne suis pas devenu infirme ! Maintenant va t'asseoir !

Je l'éloignai de la cuisine, le poussant en direction de la place que j'occupais plus tôt. Il traîna les pieds deux, trois pas puis finit par obtempérer.

En quelques minutes seulement, nos assiettes sales furent mises dans le lave-vaisselle, le reste du plat fut filmé avant d'être mis au frais, et la table fut débarrassée et nettoyée. Tout ceci sous l'œil avisé d'Uriel qui n'hésita pas à pointer du doigt les quelques grains de riz qui persistaient malgré mes coups d'éponge sur la table, à me rappeler encore et toujours de bien vider les assiettes dans l'évier et de les rincer un minimum avant de les mettre dans le lave-vaisselle, à me rappeler à l'ordre lorsqu'il estimait qu'une tâche avait mal été faite... et je serrais les dents, supportant son côté maniaque pour la énième fois depuis que je le connaissais.

Ça ne m'avait pas pris beaucoup de temps, pourtant je laissai mon corps s'affaler lourdement sur le canapé.

— Je t'avais pourtant dit de me laisser faire, soupira Uriel, en s'installant à côté.

Je balayai sa remarque d'un geste de la main las. Oui, j'aurais largement préféré me prélasser, les orteils en éventail, après m'être si bien rempli la panse. Mais je me voyais mal lui laisser faire la tambouille et débarrasser sans lever le petit doigt. Je n'avais rien pu faire lorsqu'il cuisinait, je pouvais au moins me rendre utile en débarrassant quelques assiettes.

— Tu joues ?

Il tendit une manette vers moi que je saisis aussitôt. Tout comme moi Uriel fuyait les cahiers que nous avions laissés derrière nous un peu plus tôt.

Je ne sus quel disque il inséra dans la console jusqu'à ce que le menu s'affiche sur le grand écran. Je compris alors que notre partie serait bien loin de celles habituelles - rythmés par les rires et les chamailleries. Non, cette fois-ci, nous jouerions calmement, perdus entre les souvenirs et un sentiment de nostalgie.

Ce jeu appartenait à Juan.

Disons plutôt que nous lui avions offert récemment. C'était... une tradition qui avait commencé avec un refus d'accepter la réalité. Deux jeunes garçons dans un magasin de jeux vidéo qui avaient perdu un frère aîné trop tôt.

Nous fixions les pochettes, les yeux larmoyants, commentant chaque jeu en fonction des goûts de Juan. Son anniversaire approchait à grands pas mais cette fois, il ne serait pas là pour nous laisser le célébrer à ses côtés. Alors nous avions acheté un jeu en geste symbolique. Puis un second l'année suivante. Et un supplémentaire l'année d'après.

Cela faisait six ans maintenant, et la tristesse du départ lorsque nous y jouions avait laissé place à la morosité, avant d'être remplacée par un calme neutre, sans joie ni peine - nostalgique. Uriel allongé sur les 3/4 du canapé avait ses pieds croisés posés sur mes cuisses, sa tête reposant sur l'accoudoir, pendant que mes bras reposaient sur ses chevilles, mon dos affalé sur le dossier moelleux du meuble en cuir. Nos regards accrochés à l'écran sans jamais nous en détourner.

Le silence n'était pas total mais il devenait plus lourd à chaque minute. Je lui dis alors la seule chose qui me vint à l'esprit.

— C'était qui ?
— Hm ?

Son visage avait légèrement pivoté vers moi. J'aurais presque pu le croire concentré sur l'écran mais, sans même le voir, je savais que son regard était vague, dirigé droit devant lui, sans jamais regarder quoi que ce soit. J'avais eu la même expression il y a quelques secondes à peine. Avant que mes pensées ne me hantent une nouvelle fois depuis ce début de soirée. Et, pour être honnête... avais-je seulement arrêté d'y songer un seul instant ? Peu importait combien de fois j'avais ris ou je m'étais laissé distraire, il y avait toujours cette image de lui flirtant avec une personne qui n'était pas moi.

— Tu ne m'as toujours pas dit avec qui tu étais tout à l'heure.

Je tentais de ravaler l'amertume de ma jalousie ; j'empêchai mes dents de grincer, mes sourcils de se froncer et ma voix de laisser apparaître la moindre trace d'agacement. Je réussis même à esquisser un léger sourire en coin, presque complice.

— Pourquoi ? Tu as des vues sur elle ? me taquina-t-il.
— Je ne la connais même pas ! ris-je.

Nous posâmes tous deux nos manettes.

— Et je ne poserai jamais mon regard sur une fille pour laquelle tu as un intérêt, grimaçai-je à cette idée.

Mes sentiments oubliés une fraction de seconde, l'idée que nous soyons tous les deux sur la même personne me parut absurde. Je ne verrais jamais l'intérêt de mettre notre amitié en danger en créant des tensions pour une relation amoureuse à peine sûre. Que ce soit pour nos relations respectives... ou celle je m'imaginais parfois avoir avec lui.

— Mais si ça venait réellement à arriver, Gav... je me mettrais en retrait et t'aiderais.

Je balayais sa bonne intention d'un geste de la main. Il pouvait y mettre toute la sincérité du monde, je ne le crus qu'à moitié. Je savais qu'il y aurait toujours au moins une situation où il trahirait ses propres paroles car l'aide dont j'avais besoin en ce moment, il ne serait jamais apte à me la donner.

— Alors c'était qui ? soupirai-je, pianotant distraitement sur ses tibias.

Il haussa une épaule.

— Je ne sais pas vraiment.
— Comment ça tu ne sais pas vraiment ?
No la conozco, Gav... soupira-t-il. Enfin... Je ne la connais pas depuis longtemps. Je l'ai souvent aperçue dans le public à quelques compétitions alors on a commencé à discuter.

Je ne pus que hocher la tête. Ma gorge se nouait à mesure que son sourire s'élargissait sur son visage. Je me souvins de son carré court et ondulé qui sautillait chaque fois qu'elle riait. De l'aisance avec laquelle elle semblait s'exprimer. De son regard comblé quand elle le posait sur Uriel. Et, parce qu'il avait toujours le chic pour s'enticher de bonnes personnes, je pouvais d'ores-et-déjà deviné qu'elle serait sympathique.

— Elle est belle, avouai-je difficilement.
— Ouais... Ouais, elle l'est, souffla-t-il d'un ton rêveur, un grand sourire aux lèvres.

Je l'imaginai déjà pendue à son bras, vivant leur idylle juste sous mon nez. Et je ne pourrais rien y faire. Juste rester près de lui, comme l'ami que je devais incarner, et en être le premier spectateur. Et quand bien même je n'aurais rien à lui reproché, je la détesterais.

Ce n'était pas la première fois, et ce ne serait sûrement pas la dernière, mais cette situation me crevait le cœur à chaque fois ; alors même que je savais qu'elle arriverait tôt ou tard, je continuais d'espérer égoïstement qu'Uriel resterait célibataire.

Si ma présence seule lui suffisait, alors je pouvais accepter mon statut d'ami. Je pouvais me satisfaire du contact limité qu'il y avait entre nous. Je pouvais réprimer mes envies les plus lubriques et mes désirs les plus primaires.

S'il faisait de moi sa priorité en tant qu'ami, je n'aurais aucun regret à l'être.

Anyone Except UOù les histoires vivent. Découvrez maintenant