Chapitre 3

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Toujours dans la même position que lorsque nous avions quitté le lycée, Uriel ouvrit sa porte d'entrée. Comme souvent, personne ne l'attendait à l'intérieur.

Après le décès de Juan, la tension s'était faite de plus en plus palpable entre ses parents et d'innombrables disputes avaient explosé presque chaque jour, poussant Uriel à se réfugier chez moi tous les soirs après les cours, à y passer la nuit. Et ce fut ça jusqu'au point de rupture. Ce jour-là, son père, Mesias, était passé à la maison pour trouver Uriel. Il avait tenté de lui expliquer la situation comme n'importe quel parent aimant espérant que son enfant ne subisse pas le divorce de ses parents, aurait voulu que les choses en soit autrement. J'avais attendu qu'ils finissent leur discussion, assis en bas, dans le salon, avec mes parents qui affichaient des mines attristées.

Lorsqu'enfin Mesias redescendit, prêt à entamer une conversation entre adultes, je m'étais précipité à l'étage, sautant sur les marches deux à deux - je ne les avais pas montées, je les avais survolées. Uriel tenait sa manette entre ses doigts, prêt à reprendre notre partie, et je ne lui avais posé aucune question. Je m'étais assis en silence à ses côtés, le laissant se terrer tranquillement dans son mutisme. Les minutes avaient défilé sans qu'il n'ait décroché un mot, un sourire ou ne m'ait adressé un regard. Il avait fixé l'écran, les yeux dans le vague, sans se préoccuper de ce qui s'y passait réellement, et je l'avais observé tout le long.

Du moins, jusqu'à ce que la porte d'entrée se fasse entendre, signalant le départ de Mesias, marquant l'absence d'un père, le début d'un nouveau manque.

Ce fut à cet instant précis que je vis le masque impassible d'Uriel s'effriter peu à peu, et une larme rouler sur sa joue. Très rapidement suivie d'une seconde... puis d'une troisième...

Sans dire un mot, j'avais retiré sa manette d'entre ses doigts crispés, avant d'y laisser la mienne à côté, et, mes paumes encadrant son visage, mon front contre le sien, j'avais pleuré avec lui. J'avais partagé sa peine, sa douleur, sa perte, comme si elle avait été la mienne.

Nous avions pleuré à chaudes larmes pendant des minutes, une heure ou deux. Puis, sans prévenir, nous nous étions endormis, accrochés l'un à l'autre.

Nous avions toujours été ensemble d'aussi loin que je m'en souvienne. Il y avait eu quelques différents, réglés avec des cris et des coups, mais ils n'avaient jamais eu raison de notre amitié. Toujours là l'un pour l'autre, même dans les pires moments, sans jamais se lasser.

Et, ce soir, comme très souvent, nous nous retrouvions seuls chez Uriel après les cours. Du moins quand nos activités respectives nous le permettaient.

Devoirs, console, chamailleries devant la télé, ou encore des discussions sans queue ni tête, si ce n'était quelques commérages quand cela nous concernait, comme ce soir.

— Gav... Ça fait un moment que tu me fixes depuis qu'on est entré, qu'est-ce que tu me veux ? soupira-t-il, amusé.

...

— Rien, soupirai-je à mon tour.

Assis sur son lit, je reportai mon attention sur mon manuel et mon cahier posés sur mes cuisses, feignant d'ignorer celui qui avait délaissé ses exercices pour m'observer à son tour. Assis par terre, et son menton dans le creux de ses bras croisés qui reposaient sur le matelas, il me fixait, un léger sourire railleur sur le visage.

— Quoi ?
— Rien, répondit-il, haussant une épaule.

Mais, contrairement à moi, il ne détourna pas le regard. Je levai les yeux au ciel, avant de moi-même mettre de côté mes cours pour le contempler à mon tour. Je dégageai l'espace devant moi d'un mouvement de bras et m'allongeai sur mon flanc, de manière que nos visages soient l'un en face de l'autre ; je pouvais presque sentir ses respirations effleurer mes joues et chatouiller mon nez. Je lâchai un pouffement nerveux puis fermai les yeux avant que mon attention ne soit redirigée vers ses lèvres. À quelques centimètres l'un de l'autre, c'était un intérêt que je ne pouvais me permettre sans m'exposer.

Dans un élan instinctif, je laissai tout de même mes doigts glisser dans ses cheveux défaits. Uriel expira profondément, comme pleinement détendu, et lorsque j'ouvris les yeux, les siens étaient clos, et un grand sourire lui barrait le visage ; il arborait une expression calme, agréablement tranquille, apaisée.

Le premier souvenir que j'en avais était un peu flou. C'était un soir de fête, nos deux familles étaient réunies dans le salon. Et le jeune et faible consommateur que j'étais s'était retrouvé ivre après une simple bière. Il y avait une seule et unique chose dont je me rappelais clairement : ce soir-là, je n'avais d'yeux que pour Uriel. Je ne me souvenais que de ses gestes, de ses mimiques, de ses expressions. Et pour ce qui concernait le déroulement de la soirée... les vidéos de nos parents m'avaient aidé à m'en souvenir. C'était horrifié que je m'étais vu toucher lascivement les cheveux d'Uriel, un sourire aussi enjôleur que béat sur le visage.

Il avait eu un léger geste de recul, créé par la surprise, mais s'était très vite détendu, reposant presque sa tête sur ma main.

Nous avions passé la majeure partie de la soirée dans cette position, entre amour amical et amitié tendre. Entre chamailleries et demandes en mariage. Les siennes étant synonymes d'amitié forte, me rappelant que nous serions ensemble quoi qu'il puisse arriver. Les miennes me dévoilant à l'insu de tous, parce qu'il n'y avait rien à cet instant que je désirais plus que de finir ma vie à ses côtés. Cette ambiance amoureuse avait amusé tout notre entourage mais, à l'arrivée du lendemain, nous nous en souvenions à peine, que très brièvement, et nous faisions semblant d'avoir complètement oublié les moments les plus embarrassants. Parce qu'une fois l'alcool évacué, il ne nous restait plus que nos mémoires d'ivrognes et la gêne.

Peu de temps après, j'avais prétexté une envie de lui tresser les cheveux, juste pour avoir la chance de les toucher à nouveau, et cette excuse était rapidement devenue réelle. J'étais depuis lors son coiffeur attitré, ainsi que celui de Joy, les coiffant dès qu'un caprice, une envie de changement les prenait. Et, entre deux coupes, je l'ébouriffais. Lui toucher les cheveux était alors devenue une habitude à laquelle il s'était accommodé.

Ce n'était peut-être pas habituel entre amis, surtout entre deux garçons en pleine adolescence, mais, aujourd'hui, cette caresse était la nôtre, un contact des plus normaux qui ne cessait de me mettre du baume au cœur parce qu'il me permettait de lui montrer mon affection librement sans risquer de m'exposer, sans culpabiliser de ce que je ressentais. Un geste qu'Uriel avait fini par banaliser, et j'étais heureux qu'il ne le voit pas comme ce qu'il n'aurait pas dû être pour moi...

Anyone Except UOù les histoires vivent. Découvrez maintenant