Alchimia

Le lecteur

Virgile m'attendait dans la cuisine.

Au moment même où j'ouvris la porte d'entrée de son appartement je sentis la pression familière sur mes tempes de son esprit tentant sans délicatesse de forcer le mien.

Virgile était un lecteur .

Le plus mauvais lecteur qui soit .
Brut et sans nuances.
D'ordinaire je le bloquais sans peine et en silence - il me suffisait d'imaginer une simple porte fermée à double tour derrière laquelle mes pensées patientaient, à l'abri .. mais ce soir mes nerfs étaient à vifs.

Je l'apostrophai depuis le vestibule :
« Ne t-a-t-on jamais appris qu'il était grossier de forcer la conscience d'autrui sans consentement? »

« Tes pensées font un boucan du diable! » -il sortit de la cuisine, un verre de vin à la main et me dévisageait d'un air renfrogné - « fais moi grâce de tes leçons de savoir vivre Danaë! » - il but une gorgée, claqua sa langue contre son palais - « Volterra donc! Quelle idée! »

« Une idée de génie ... 1400 kilomètres Virgile ! 1400 kilomètres entre toi et moi!»
Je ne lui laissai pas le temps de riposter et filai vers la pièce qu'il avait mis à ma disposition le jour où nous avions débarqué ma mère et moi dans sa vie et son appartement de célibataire endurci avec, pour tout bagage, mon cartable et deux valises.

Interdiction me fût faite d'y ajouter toute décoration personnelle, la pièce étant utilisée par Virgile pour y stocker les peintures qu'il n'exposait pas encore dans sa galerie.

Des œuvres inspirées des pensées qu'il percevait autour de lui.

Un mélange déroutant, chaotique et propre à nourrir les cauchemars qui peuplaient chacune de mes nuits depuis mes quinze ans.

Mamig avait une théorie à ce propos.
Mamig avait une théorie pour tout.
Selon elle la magie que je bloquais le jour s'épanouissait la nuit ...confuse et anarchique.

Mamig ... quelle serait sa théorie concernant Volterra?

Je lançai sac et manteau sur mon lit et m'installai à mon bureau afin de rédiger mon courriel à destination de la Toscane.

Mes doigts dansèrent sur le clavier.
Mon CV était loin d'être à la hauteur mais je refusais de l'étoffer de missions mensongères.

Une heure à peine suffit.
Dans ma main la souris de mon Mac attendait le dernier clic .. celui qui expédierait ma réponse.

Je sentis monter en moi une exaltation frénétique. Du bout de mes doigts une lueur orangée sembla poindre ... je la laissai croître ... un tout petit coup de pouce magique ne pourrait me causer du tort ... ma candidature devait être choisie ... c'était vital!

Ce n'était pas la première fois que je transgressais ma petite règle du "No Magic Here".

Je continuais à tester de nouvelles potions et le blond polaire quasi blanc de mes cheveux n'était ni génétiquement naturel ni « chimico petrolico l'orealisé ».

Virgile appelait cela ma petite hypocrisie.
J'y voyais pour ma part plutôt un simple arrangement entre mes principes, mes terreurs et mes besoins ... un simple compromis.

Certaines manifestations ne pouvaient être ignorées. J'avais appris à ne jamais détourner mon attention d'une de mes visions ... aussi floue, aussi ténue soit elle! La pratique des potions était quant à elle le seul héritage qui me restait de mon père, disparu quand je n'étais encore qu'une gamine.

La développer me donnait l'illusion de le retrouver.

J'écrasais les souvenirs douloureux qui m'assaillaient d'une pression supplémentaire de mes paumes sur le clavier de mon Mac.

Virgile frappa à la porte et me héla sans prendre la peine de l'ouvrir:
« Il reste de la soupe à réchauffer dans le frigo! Aristide et Léonard m'attendent mais on reparlera de l'Italie toi et moi! Bonne nuit! »
Il n'attendit pas ma réponse et après quelques claquements de portes le silence se fit dans l'appartement.

Oh non je n'éviterai pas une discussion avec lui je le savais. Discussion?

Monologue plutôt! Mais cette fois ci je le laisserai faire et ne tenterai pas de l'interrompre, de défendre ma position.

Il se lasserai avant moi.

J'interrogeai mon estomac ... non vraiment ni lui ni moi ne nous sentions capable d'avaler quoique ce soit.

Posé sur mon bureau, l'écran de mon ordinateur semblait étinceler dans la quasi obscurité de la pièce.
Je me déshabillais devant le miroir de mon armoire et me détaillais froidement, cliniquement.

Femme. 25 ans. De type caucasien. Taille moyenne, 1m73. Poids oscillant selon ses humeurs entre 55 et 65 kilos. Cheveux blonds, presque blancs, bouclés tombant aux épaules. Yeux bruns. Peau très pâle. Deux angiomes rubis sur la petite fosse supra claviculaire ( sur lesquels Gabriel adorait déposer de piquants petits baisers ) de 5 millimètres de diamètre chacun. Poitrine ferme mais lourde. Ventre moelleux et réconfortant sur lequel Gabriel aimait à dire qu'il rêvait d'y construire sa maison.

Je terminais mon inspection troublée par les souvenirs tendres des moments passés dans cette chambre, dans ce lit avec lui ...

J'avais appris à aimer mon corps. Ses contrastes, ses imperfections. Mes jambes un peu rondes mais élancées, mes yeux marrons mais brillants et mes lèvres pleines et bien dessinées mais qui savaient si mal embrasser.

Gabriel ne s'en était jamais plaint mais je savais que si mes lèvres était faites pour offrir les plus sensuels des baisers, si mon corps voluptueux appelait aux plaisir des sens, j'étais quant à moi la pire des amoureuses. Absolument pas à la hauteur de l'érotisme promis par cette traîtresse d'enveloppe charnelle.

J'enfilai rageusement un long t-shirt et me glissai dans le lit.

Le dernier tableau - une ébauche - en date de Virgile me narguait du haut de l'étagère fixée face à mon lit.
Une femme nue, alanguie, au corps d'albâtre, semblait me fixer de son regard figé, impénétrable.

Le vermillon de ses deux tétons paraissait transpercer la toile .

Rageusement je me tournai sur le côté, remontai ma couette au dessus de ma tête et appelai de toutes mes forces un sommeil rapide et sans rêves.